lundi 16 novembre 2009

4. Mino Pecorelli et l'OP





Que savait exactement Mino Pecorelli qui le conduisit à annoncer « le 15 Mars 1978, il arrivera quelque chose de gravissime en Italie » ? Etait-il en possession du mémorial d’Aldo Moro ? A-t-il été tué à cause de la vérité qu’il menaçait de dévoiler au grand jour ?


Rome, le 20 Mars 1979. Carmine Pecorelli est à peine sorti de la rédaction d’OP [NDLR = Osservatorio Politico = Observatoire Politique], le périodique qu’il a créé et qu’il dirige. Quatre coups de feu de calibre 7.65, un en pleine face et trois autres dans le dos, mettent fin à sa vie.
Il est retrouvé étendu dans sa Citroën CX, garée via Orazio, à proximité de la via Tacito, siège de la rédaction d’OP. L’auxiliaire carabinier Ciro Formuso signale à 20 h 40 le délit à la salle des opérations des carabiniers : la vitre de l’automobile est détruite, la portière ouverte, du sang partout, un cadavre recroquevillé.
L’enquête est confiée au substitut du procureur de l’époque Domenico Sica et, lorsque celui-ci prend congé de la « procure » de Rome, à Giovanni Salvi, aujourd’hui membre du Conseil supérieur de la magistrature. Les enquêtes se révèlent immédiatement difficiles, en raison du rôle joué par Pecorelli et par son journal, considéré par beaucoup comme le moyen de faire chanter les politiques, les militaires et les industriels. Le directeur d’OP s’était occupé, toujours en termes ambigus et critiques, de beaucoup de choses : du scandale d’Italcasse, du krach de la société de Nino Rovelli, des affaires de Sindona jusqu’à celles d’Andreotti, des Brigades Rouges, de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro.
Le procès fut, et c’est peu dire, laborieux et contradictoire.
Une première enquête implique : Massimo Carminati, membre des Cellules Armées révolutionnaires [NDLR : les NAR de Fioravanti entre autres] et de la bande de la Magliana, Licio Gelli [NDLR = vénérable Maître de la loge maçonnique P2], Antonio Viezzer, Cristiano et Valerio Fioravanti, qui seront cependant acquittés en 1991 par le juge d’instruction Francesco Monastero. En 1993, coup de théâtre : le repenti Tommaso Buscetta, interrogé par les magistrats de Palerme, accuse Giulio Andreotti. Entrent également dans l’enquête Gaetano Bandalamenti et Giuseppe Calò. En août de la même année les déclarations des repentis de la bande de la Magliana, Vittorio Carnovale, Fabiola Moretti, Maurizio Abbatino, Antonio Mancini et Chiara Zossolo, impliquent le magistrat romain Claudio Vitalone alors en activité. Ils seront jugés non crédibles par la Cour.
Le procès commence à Perugia le 11 avril 1996. Paolo Nannarone préside la Cour d’assises. Il sera déclaré « incompatible ». Son remplaçant désigné est Giancarlo Orzella. Le 9 Septembre, Tommaso Buscetta confirme les accusations contre Andreotti : « Badalamenti et Stefano Bontade m’ont informé que l’assassinat de Pecorelli avait été exécuté par eux, sur demande des cousins Salvo et dans l’intérêt d’Andreotti. Selon Buscetta, Pecorelli était en mesure de publier des documents en rapport avec le cas Moro. Ces documents étaient en possession du général Carlo Alberto Dalla Chiesa. Le 10 septembre Buscetta retire en partie les déclarations du jour précédent.
Le 24 septembre 1999, après quatre jours de délibération de la chambre du conseil, la Cour d’assises acquitte tous les accusés.
Le 17 novembre 2002, la Cour d’appel de Pérugia acquitte tous les autres accusés, mais condamne à 24 ans de réclusion le sénateur à vie Giulio Andreotti et l’ex-boss mafieux Gaetano Badalamenti.
Le 30 octobre 2003, la Cassation annule, sans possibilité de nouveau procès, la sentence de la cours d’appel de Pérugia. Andreotti et Badalamenti sont complètement blanchis de l’accusation d’homicide de Mino Pecorelli. L’homicide Pecorelli reste sans coupable.
Mais qui était réellement Pecorelli ?
Carmine Pecorelli, dit Mino [NDLR = diminutif de Carmine], diplômé en droit, commence une carrière d’avocat. Il se spécialise en droit des faillites et devient le chef des relations presse du ministre Fiorentino Sullo. En octobre 1968, il fonde OP, Observatoire Politique International, en premier lieu agence de presse, puis revue.
Pour beaucoup, OP est juste une revue à scandales. Pour d’autres, au contraire, c’est un instrument de chantage et de manipulation du monde politique lié aux services secrets. L’unique certitude est que le directeur d’OP est lié à certains corps d’Etat. C’est Nicolas Falde, colonel du SID [NDLR =services secrets militaires de l’époque] de 1967 à 1969, qui le rapporte. La preuve en est également faite par ses liens avec Vito Miceli, chef des services secrets militaires de 1970 à 1974, et surtout avec le général Carlo Alberto Dalla Chiesa.
Cette tête chercheuse (OP) devient très vite connue : politiciens, dirigeants de services publics, militaires, agents secrets l’étudient pour analyser ce qui s’est passé ou pour prévoir ce qui se passera. Pecorelli, inscrit régulièrement à loge P2 de Licio Gelli, décrit avec force détails les programmes licites et illicites. Il anticipe les mouvements, explique les faits étranges, dévoile des plans, comprend les alliances et pressent les trahisons. Un style qui lui vaut de très fortes inimitiés.
Pour le ministre Alessandro Cannevale, « Pecorelli est le précurseur du journalisme agressif, impertinent. Par le biais des colonnes de son journal, celui-ci lançait des attaques qui touchaient un objectif précis, mais pas toujours clairement lisible par tous les lecteurs. Cependant toujours clair pour l’un d’entre eux : la cible à qui l’attaque était adressée. Cela pouvait changer soudainement et sans logique apparente : une personne qui était défendue et appréciée le jour “J” pouvait être attaquée avec violence dans le numéro suivant. Et vice versa. Ses révélations, souvent sous forme “d’épisodes”, tenaient en haleine les principaux intéressés : sa technique était de laisser supposer qu’il en savait plus, qu’il avait d’autres preuves. C’était un journaliste très curieux et très capable, mais plus dans l’extorsion d’information et sûrement moins dans l’extorsion d’argent. Avec les qualités et les défauts de tout être humain, il a été un journaliste passionné, adversaire de la gauche, mais pour autant sans indulgence pour ceux de son bord. Il y a peu de doute que la cause du délit trouve son origine dans l’activité professionnelle de Pecorelli et non dans sa vie privée ou dans des faits imprévus. »
Le directeur d’OP semblait avoir une mission : attaquer Giulio Andreotti. Avec un sarcasme féroce, le journaliste le critique pour ses rapports avec Salvo Lima et l’affuble de surnoms. Certains entreront dans le jargon journalistique commun : le divin Giulio, le parrain, jusqu’au dernier, la couleuvre. Parmi ses autres objectifs également liés au groupe du pouvoir de Giulio Andreotti se trouve Claudio Vitalone, avec lequel il semble avoir eu un contentieux personnel.
Romoldo Cardellini, rédacteur en chef d’OP raconte : « jusqu’en 1975 c’était Vito Miceli, chef du SID, qui envoyait ses notes vénimeuses contre Gianadelio Maletti, chef du Bureau D. Après son arrestation [NDLR = celle de Miceli], Mino Pecorelli nouera une amitié avec ce dernier. Ces généraux, pour un motif ou pour un autre, avaient tous un compte à régler avec Andreotti. Ils se sentaient tous utilisés et jetés comme une maîtresse trahie, et leur rage trouvait écho dans les entrefilets de Mino ».
Dans une interview publiée en Juin 1993 par le Corriere Della Sera et signé par Paolo Graldi, l’avocat Gianfranco Rosini révèle : « J’étais allé le voir quelques heures avant son assassinat. Mino m’avait confié que, pendant environ deux ans, il fut une sorte de secrétaire personnel d’Andreotti. » Il lui dit : « C’est un personnage ambigu cet Andreotti ». Il répondit : « Un des plus grands criminels de l’histoire. Je suis en train de préparer un fascicule extrêmement documenté qui révèlera qui est vraiment Andreotti ainsi que la nature et le nombre de ses crimes ».
Au matin du 20 mars, Pecorelli rencontre le ministre Luciano Infelici. Il lui révèle qu’il a entre les mains du matériel « explosif » sur le fils de Francesco Arcaini, directeur général d’Italcasse [NDLR = banque publique].
La Cour de cassation n’a pas partagé la ligne des juges de Perugia selon laquelle Andreotti avait favorisé, dans les années 1970, des financements de la société de Nino Rovelli. Financements de complaisance et à fonds perdus venant non seulement du ministère pour le développement du « Mezzogiorno » [NDLR = Italie du Sud] dirigé par lui-même, mais également de l’institut de crédit d’Italcasse qui fera ensuite faillite. En échange, il avait reçu de Rovell d’importants pots-de-vin par le biais de chèques au porteur adressés à des prête-noms. Ces ordres de crédit ont ensuite fini dans les mains de membres de la bande de la Magliana, boss mafieux liés à Tano Badalamenti… Pecorelli, avant sa mort, est sur le point de publier dans sa revue OP les photocopies des matrices des chèques dans une chronique dont le titre aurait été « Les chèques du président ». Il n’en aura jamais le temps.
Pecorelli est un homme seul. Sa sœur, Rosita, se souvient de leur dernière rencontre. « Un mois avant d’être assassiné, il me pria d’aller chez lui. Il était lessivé. Il me dit qu’il n’avait plus de famille, qu’il faisait tout en solitaire, que le mal de tête le torturait. Il pleurait comme un enfant. Il m’a également semblé terrifié ».
En mars 1978, OP devient un hebdomadaire. Pecorelli annonce que le 15 Mars 1978 il arrivera quelque chose de très grave en Italie. Il se trompe d’un jour. Le 16 mars, Moro est enlevé et son escorte exécutée. Par la suite on apprendra que les BR avaient initialement décidé d’enlever Moro le 15 Mars. Le journal publie trois lettres inédites du leader de la Démocratie Chrétienne, expédiées à la famille et aux amis. Pecorelli prophétise également la mort du général Dalla Chiesa. Selon Pecorelli, durant l’enlèvement de Moro, Dalla Chiesa avait informé le ministre de l’intérieur Cossiga que les caches de Moro étaient au nombre de deux. Mais Cossiga n’avait rien pu faire. Le Général Amen soutiendra Pecorelli en 1978. Par la suite il sera tué.
Le journaliste enquête sur les secrets du délit Moro. En janvier 1979, il se rend à la prison de Cuneo avec Dalla Chiesa. Ils sont à la recherche du mémorial Moro. Il est tout près de la découverte d’inquiétantes vérités. Il craint pour sa propre vie. Il est menacé. Dans le journal parait une note « Pour le futur » : « Nos lecteurs et ceux qui nous estiment sauront reconnaître immédiatement la main qui a armé ceux qui voudront toucher seulement à un de nos cheveux ».
Une chose est sûre. Pecorelli sait beaucoup de choses sur le cas Moro. De son journal, il lance des messages ambigus. Dans les numéros 27, 28, 29 d’OP, en octobre 1978, le journaliste écrit : « je ne crois pas à l’authenticité du mémorial, ni à son intégrité, ou aux banalités qui ont été portées au grand jour. Moro ne peut avoir dit ces choses, en tous cas pas uniquement ces choses archi-connues ; il n’était pas idiot, en disant uniquement ces choses-là, il savait qu’il ne sortirait pas vivant de sa prison. Il y a donc autre chose. Au moins, nous savons maintenant qu’il y a de faux mémoriaux et de vrais mémoriaux. Celui qui circule est, en plus, mal ficelé. Mais avec l’utilisation politique qui sera faite du vrai, et avec la récupération de certaines bandes magnétiques dans lesquelles Moro parle de vive voix, le jeu de massacre sera ouvert. Les chantages commenceront. »
Avec le matériel récupéré à ce jour, la bombe Moro n’a pas explosé comme beaucoup pouvaient s’y attendre. Giulio Andreotti est un homme extrêmement chanceux.
En janvier 1979, Pecorelli annonce de nouvelles révélations sur le cas Moro : « Nous reparlerons du fourgon, des pilotes, du jeune homme avec le blouson bleu vu Via Fani, de la pellicule photo, du garage complaisant qui a gardé des voitures qui ont servi à l’opération, du prêtre contacté par les BR, du passage à niveau du centre de Rome, des tractations entreprises… ». Cela reste une annonce : le 20 mars 1979 , le directeur d’OP est assassiné.

Traduction de l'italien par Guillaume Origoni, revue et corrigée par nos soins.

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