lundi 30 novembre 2009

Le Temps du sida


Selon le Rapport sur l’épidémie mondiale de sida 2008, quelque 25 millions de personnes sont mortes du sida depuis le début de l'épidémie, dont 2 millions en 2007 (vingt bombes d'Hiroshima). 33 millions de personnes vivantes étaient infectées en 2007. Leur nombre global a régulièrement augmenté, car de nouvelles infections se produisent chaque année et continuent à surpasser le nombre de décès dus au sida. L’Afrique australe est encore la région la plus touchée par le sida : 35% des infections et 36% des décès dus au sida en 2007 s'y sont produits .

Dans l’ensemble, l’Afrique subsaharienne abrite 67% de toutes les personnes contaminées. Dans sept pays d’Afrique australe (Afrique du Sud, Botswana, Lesotho, Namibie, Swaziland, Zambie et Zimbabwe), plus de 15% des adultes sont séropositifs.

En Asie, on estime à 5 millions le nombre de séropositifs en 2007, chiffre qui comprend les 380 000 personnes nouvellement infectées cette année-là. Quelque 380 000 personnes sont décédées de maladies liées au sida. Les épidémies en Indonésie, au Pakistan et au Viet Nam sont en croissance rapide. Au Viet Nam, le nombre de personnes infectées a plus que doublé entre 2000 et 2005. Les nouvelles infections sont également en augmentation régulière dans des pays très peuplés comme le Bangladesh et la Chine.

Le nombre d'individus infectés en Europe orientale et en Asie centrale a atteint 1,5 million en 2007 ; près de 90% des personnes infectées vivent soit en Fédération de Russie (69%) soit en Ukraine (29%). 110 000 personnes dans cette région ont été infectées en 2007, alors que 58 000 environ mouraient du sida. L’épidémie en Fédération de Russie (déjà la plus importante de la région) poursuit sa croissance. En Ukraine, le nombre de nouveaux diagnostics annuels de séropositivité a plus que doublé depuis 2001. Les chiffres annuels des nouveaux diagnostics notifiés sont également en hausse en Azerbaïdjan, en Géorgie, au Kazakhstan, au Kirghizistan, en Ouzbékistan (qui connaît maintenant l’épidémie la plus forte d’Asie centrale), en Moldavie, et au Tadjikistan.

En Amérique du Nord, le nombre de personnes vivantes infectées est en augmentation. En Europe occidentale, les nouveaux diagnostics de séropositivité sont en hausse, tout comme le total des personnes vivantes infectées.

Les jeunes entre 15 et 24 ans représentent environ 45% des nouvelles infections à l’échelle mondiale. 370 000 enfants de moins de 15 ans ont été infectés en 2007. Le nombre d’enfants de moins de 15 ans vivants contaminés est passé de 1,6 million en 2001 à 2 millions en 2007. Près de 90% d’entre eux vivent en Afrique subsaharienne.

Les mesures préventives et l'accès accru à la trithérapie ont permis de ralentir l'épidémie mondiale de sida, en aucun cas de l'éradiquer ou de guérir les malades. « Les mesures préventives proposées visent exclusivement à empêcher tout contact avec le H.I.V., et en aucune manière à réduire les effets immunodépresseurs de la malnutrition, de la pollution, du délabrement psychosomatique occasionné par la vie moderne, causes réelles de la récente flambée épidémique (...) Dans de telles conditions, on peut être assuré que seul un bouleversement considérable de ce système pourra réduire les cofacteurs de l'épidémie de sida. Bouleversement tel qu'il ne s'agit de rien de moins que d'un effondrement complet de notre actuelle civilisation. » (Michel Bounan, Préface à la nouvelle édition du Temps du sida)

dimanche 29 novembre 2009

15. Marco Biagi


Pourquoi l'escorte de Biagi a-t-elle révoquée malgré les constantes menaces reçues et un rapport des services secrets, publié par Panorama, qui l'a identifié comme un objectif clair des BR ? Comment l'e-mail revendiquant l'assassinat a-t-il été retrouvé ?

« Je ne voudrais pas vous soyez contraints de me consacrer une salle, comme Massimo D'Antona ». Cette blague, Marco Biagi, 52 ans, l'a adressée au ministre du travail Roberto Maroni et à son sous-secrétaire Maurizio Sacconi.
Quelques jours plus tard, le 19 mars 2002, il a été tué par les Brigades Rouges, à Bologne, en rentrant de l'Université de Modène où il enseignait le droit du travail. Il se préparait à ouvrir la porte et à rejoindre sa femme et ses deux fils.
Lui aussi, comme D'Antona, était consultant auprès du ministre du travail dans le gouvernement Berlusconi, comme précédemment il l'avait été auprès d'Enrico Letta et de Tiziano Treu, ministres de gouvernements de centre gauche. Il était impliqué dans la définition des modifications de l'article 18 du code du travail.
En août 2000, Enzo Bianco, alors ministre de l'intérieur, établit une directive pour protéger les cibles potentiellement à risque. Une escorte a été assignée au professeur Marco Biagi suite à la découverte de tracts comportant des menaces contre lui.
Cependant, l'escorte a été révoquée par les comités provinciaux pour l'ordre et la sécurité publique de Rome, Milan, Bologne et Modène entre juin et octobre 2001, ces derniers ayant « estimé que la protection n'était plus nécessaire », par suite aussi de la directive du 15 septembre du ministre de l'intérieur Scajola, qui avait réduit les escortes de 30% en raison des nouvelles exigences des forces de l'ordre causées par les attaques terroristes du 11 septembre aux Etats-Unis.
Au début de mars 2002, dans un rapport des services secrets au Parlement, publié par l'hebdomadaire Panorama, il est dit que risquaient d'être victimes d'attentats terroristes « les personnalités engagées dans des réformes économiques et sociales du marché du travail, en particulier, celles qui ont des rôles clés de techniciens et de consultants, en tête des cibles potentielles des BR figurent le ministre Maroni et ses plus proches collaborateurs qui travaillent dans l'ombre. »
En dépit de cet avertissement supplémentaire, des menaces reçues directement et des craintes pour lui et sa famille avouées à ses amis et collaborateurs du ministère, Marco Biagi ne bénéficie pas de la protection des forces de l'ordre.
Le 10 mars 2009, sept ans après la mort de son mari, dans la salle du conseil municipal de San Lazzaro di Savena, Marina Orlandi s'est rappelée la veille de l'assassinat. « Ce soir là, Marco m'a dit son inquiétude et son amertume du fait qu'il n'avait plus de protection. Pourtant, dit-il, je traite des questions cruciales. Je l'ai encouragé à aller de l'avant. Le lendemain, mon mari ne réussira pas à monter les escaliers. »
La famille a refusé les funérailles d'Etat décidées par le gouvernement Berlusconi.
Quatre jours après son assassinat, une escorte a été accordée aux quatre autres spécialistes qui, avec le professeur Marco Biagi, ont élaboré et produit le « Livre blanc sur le marché du travail » et au sous-secrétaire qui les coordonnait.
Le 28 juin, Repubblica a publié 5 emails datant de juillet-septembre 2001, parvenus sur une disquette à la revue bolognaise Zero in condotta, dans lesquels Biagi demandait le rétablissement de son escorte au président de la Chambre Pier Ferdinando Casini, au ministre du travail Roberto Maroni, au sous-secrétaire au travail Maurizio Sacconi, au préfet de Bologne, au directeur général de la Cofindustria Stefano Parisi.
Le 29 juin, le ministre de l'intérieur Scajola a défini le professeur Biagi comme « un casse couilles qui ne pensait qu'au renouvellement du contrat de conseiller. » Voir à ce propos l'article du Corriere della Sera. Au-delà de l'inadéquation morale absolue d'une telle déclaration, Scajola faisait référence à un fait objectif. En effet, le spécialiste du droit du travail se plaignait régulièrement des menaces téléphoniques qu'il avait reçues, et de là venaient nombre de ses préoccupations. Lorsqu'on a examiné l'attribution d'une escorte à Biagi, ses relevés de téléphone ont été vérifiés et tous les appels entrants venaient de la famille du juriste ou provenaient du ministère du travail. Scajola a pensé que Biagi avait inventé ces menaces. Au lieu de cela, il est probable que quelqu'un l'a menacé de l'intérieur du ministère.
A cet égard, l'histoire de Michele Landi, un consultant en informatique qui a également travaillé pour les services militaires de sécurité, et qu'on a trouvé mort dans sa maison aux portes de Rome à Guidonia Montecelio le 4 avril 2002, reste obscure.
Landi, en tant que technicien au service de la défense, avait joué un rôle déterminant pour disculper Alessandro Geri de l'accusation faisant de lui l'auteur de l'appel téléphonique des Brigades rouges, à l'époque de l'assassinat de Massimo D'Antona.
Landi pourrait avoir été tué parce qu'il était très proche, même inconsciemment, de la résolution de certains mystères entourant l'assassinat de Biagi : à partir d'une trace informatique, il avait localisé l'ordinateur d'où avait été envoyée la revendication de l'initiative brigadiste.
Dans une interview au micro de Radio 24, le consultant en informatique a expliqué les techniques utilisées pour retrouver l'expéditeur de l'e-mail dans lequel les BR avaient revendiqué la responsabilité de l'assassinat du professeur d'économie. Il fit comprendre qu'il avait parfaitement compris le chemin suivi par ce message électronique à partir de l'adresse H3290642270@inwind.it.
Voici l'intégralité de l'interview :

- Dr. Landi, ce premier travail de reconstitution du parcours informatique du document informatisé de revendication de l'assassinat de Biagi a été remis aux magistrats de Bologne.
- Le travail n'a pas été effectué par la brigade financière. Il a été fait par la police.
- Alors, quel a été votre rôle ?
- Informel. Je me suis toujours occupé des questions de sécurité. J'ai également suivi les activités de groupes. Mais dans ce cas je n'en ai jamais été chargé officiellement. J'ai participé officieusement à la recherche d'informations sur le chemin parcouru par ce mail. Je suis un civil, je travaille avec eux. Mais je le répète : je n'ai pas de rôle officiel dans la présente enquête.
- Avez-vous trouvé des erreurs, des détails, des traces qui peuvent laisser espérer l'identification des expéditeurs de cette revendication ?
- Je dirais que oui, parce qu'un signe a été émis et il semble assez incomparable. Dans ce cas, il s'agit du fameux numéro IP. Nous sommes remontés jusqu'à un accès de type téléphonique à partir duquel on peut trouver le numéro de téléphone de l'appelant.
- Ce travail permet de localiser le serveur à partir duquel le courrier a été envoyé ?
- Oui, exactement. C'est un numéro d'accès à Rome, de la société Wind. Un fournisseur d'accès Internet. Wind a une société au sein du groupe appelé InWind qui est un fournisseur d'accès Internet, même aux utilisateurs de téléphones portables. Dans ce cas, j'ai vu qu'il correspondait à un numéro d'accès direct à Rome. Donc, on a pu téléphoner ou avec un téléphone portable ou avec un téléphone fixe ou même avec un abonnement télécom.
- Et normalement cela peut être fait par un fournisseur d'accès à Internet ?
- Oui, bien sûr.
- De là, vous pouvez localiser exactement d'où l'appel a été passé ?
- Chaque fois que vous vous connectez à un fournisseur de services Internet, ce fournisseur est tenu d'enregistrer simultanément le numéro de téléphone de l'appelant. Chaque appel d'un portable ou d'un fixe est accompagné d'un numéro d'identification de l'appelant qui est associée à l'heure, au numéro de l'appelant et au synonyme du numéro IP. Je vois où a été produit cet accès, j'appelle le fournisseur et je lui demande de me dire à quel numéro de téléphone il est associé. Evidemment, il me faut une requête du juge qui suit l'enquête. Avec l'autorisation, le fournisseur est tenu de divulguer les informations nécessaires. Avec le numéro de l'appelant, on a plus ou moins la solution.
- Vous êtes en train de me dire que vous avez le bon numéro de téléphone ?
- Pas moi directement. Dans ce cas, je pense que c'est la police qui a eu l'autorisation du magistrat. Ce que j'ai pu voir de manière informelle, c'était le numéro IP. Ensuite, de fait, ce sont des hommes de la police judiciaire qui sont allés vérifier physiquement le numéro IP.
- La Digos de Bologne.
- Même si je pense que l'enquête est partie de Rome. Nous ne connaissons que les rumeurs et les nouvelles dans la presse.
- Et que disent les rumeurs ?
- Le mail ne provient pas d'un café Internet. Cela a été amplement établi. A partir de l'adresse IP, j'ai immédiatement compris que ce n'était pas un serveur de café. Puisque nous parlons d'un appel venu de Rome, dans une zone qui peut se trouver entre le secteur de Prati et la Balduina. Je crois que l'appel a été effectué à partir d'un téléphone portable. Les organes de la police judiciaire ont découvert que le numéro IP correspondait à un téléphone portable, ils ont alors appelé le fournisseur - qui peut être Wind, mais aussi un autre - et ils ont demandé à connaître le portable, l'heure, le portable occupé. Les portables, en particulier en ville, ont un rayon d'action plutôt limité. Je suppose. D'après les information que j'ai reçues.
- Il y a d'autres indices.
- La seule chose certaine, c'est ce mail et le chemin qu'il a suivi.
- Il s'agit du deuxième cas d'une revendication faite par e-mail.
- Elle a été envoyée une fois à partir d'un serveur de café. Des analogies ? Techniques, telles que le mode d'expédition, je dirais que non. Il y en a probablement dans la typologie. Mais je crois que la matrice est presque la même. Et probablement la main est exactement la même. Il y a un élément, qu'à l'heure actuelle on ne peut pas dire, qui est très similaire dans les deux cas. Lié naturellement à Internet. A la typologie. Dans la façon dont les messages ont été envoyés. C'est une analogie subtile. Les informations recueillies ces jours-ci ne sont pas décisives, mais croisées avec d'autres enquêtes... Bien sûr, elles le sont. Par exemple, le téléphone portable utilisé aura une carte d'abonnement rechargeable achetée certainement sous une fausse identité. Mais le téléphone portable a également un numéro de série qui a une histoire. Peut-être que ce téléphone a parfois été utilisé avec d'autres cartes. Ou acheté d'occasion. Parce que ces historiques de données sont conservés même de nombreuses années après, les fameuses recherches croisées sur les bases de données ou d'après les informations existantes, on peut être conduit à limiter l'enquête avec plus de précision sur un profil d'appel. En croisant les filons d'enquête de type technologique avec les activités traditionnelles, on arrive à identifier sinon l'individu, du moins un petit cercle de suspects.
- Et c'est le cas ?
- C'est absolument le cas.

Quelques jours après l'interview, il sera retrouvé mort à son domicile. Landi était rentré chez lui à quatre heures du matin après avoir passé une soirée avec des amis dans une boîte près de l'Eur. Quelques heures après, les carabiniers ont pénétré dans sa maison et l'ont retrouvé pendu dans le salon. La porte fermée, les lumières allumées, la fenêtre ouverte. Landi portait au cou une corde de trente mètres attachée à l'échelle.
Trois détails ne sont pas convaincants : le noeud serrait le cou en sens contraire du nœud sur le devant sous le menton, la déchirure violente de la corde ne s'arrête qu'à 60 centimètres, Landi a un genou posé sur le dos d'un divan et l'autre jambe touche le sol.
Le site de Landa, où d'importants documents avaient été stockés sous forme cryptée et protégés par un mot de passe, a subi sept jours après la découverte de son cadavre une attaque par des hackers et ces documents n'ont jamais été retrouvés.

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

samedi 28 novembre 2009

14. Walter Tobagi




Une note d'information, rédigée par un officier de l'armée, nom de code Ciondolo, décrivait comme imminent un attentat contre Walter Tobagi, indiquant même l'endroit où le crime était en train de mûrir. Pourquoi cette information a-t-elle été omise, condamnant à mort le journaliste ?

Walter Tobagi a 33 ans en 1980. C'est un jeune journaliste. En quelques années il a brûlé les étapes, devenant l'une des plumes les plus imposantes du Corriere della Sera. Il est dans la ligne de mire des terroristes pour ses enquêtes sur le terrorisme et pour son rôle en tant que président de l'Association Lombarde des Journalistes.
Le capitaine de l'armée Roberto Arlati, l'homme du raid dans la cache via Montenevoso, infiltre des membres de l'armée dans des milieux qui sont soupçonnés de soutenir les brigadistes. Il obtient d'importants succès, notamment grâce à un brigadier qui travaille clandestinement dans l'univers de la contestation. Son surnom est Ciondolo [pendentif].
Ciondolo en vient à savoir, par le biais de Rocco Ricciardi, son propre informateur, que des jeunes désireux d'entrer dans les BR, « à grands coups de trompette », ont pour cible Walter Tobagi. Ciondolo connaît aussi leurs noms, en commençant par le chef, Marco Barbone. Il sait où et comment les trouver. Il a tous les éléments pour les coincer. Il voudrait transmettre la nouvelle au capitaine Arlati, mais il n'y parvient pas parce que son supérieur a quitté l'armée. Ciondolo ne parvient pas à trouver qui que ce soit disposé à l'écouter.
Voici un extrait de la note de renseignement :
« Selon le facteur, ... (suit le nom d'un autre confident) et les autres, ils auraient abandonné le projet d'accomplir des actions à Varèse, mais ils planifieraient une action à Milan. ... n'a pas réussi à comprendre pleinement ce que pourrait être leur objectif, mais il a dit au facteur que c'est un vieux projet des Formations Communistes Combattantes (FCC). En ce qui concerne l'action à accomplir ici à Milan et dans le quartier où le groupe opère, le facteur estime qu'est prévu un attentat ou un enlèvement de Walter Tobagi, représentant du Corriere della Sera. La zone où le groupe opère devrait être piazza Napoli - piazza Amendola - via Solari où Tobagi habiterait. »
Sa note de renseignement finit dans un tiroir et Ciondolo est même éloigné du détachement antiterroriste de Milan, d'abord transféré au service des interceptions téléphoniques, puis dans une petite station perdue à la frontière avec la Suisse.
Dans la soirée du 27 mai 1980, Walter Tobagi préside une réunion au Club de la Presse de Milan. Au centre du débat, le rôle du journaliste sur la question du terrorisme. La discussion est particulièrement animée. Puis il passe la soirée avec son ami journaliste Massimo Fini. Il lui confirme sa décision de ne plus s'occuper pendant quelque temps de terrorisme. Son analyse lucide fait de lui une cible potentielle. Tobagi en est conscient. « Ils ne sont pas d'invincibles samouraïs », publié dans le Corriere della Sera 20 avril, aura été son dernier article consacré aux BR.
Le 28 mai 1980 à 11h10, Tobagi Walter est tué à Milan, via Salaino. Marco Barbone, Paolo Morandini, Daniele Laus, Mario Marano, Manfredi De Stefano et Francesco Giordano, tels sont les noms des assassins de Tobago, la plupart d'entre eux appartenant à de « bonnes » familles de Milan. Ils ont fait feu non loin de chez lui, tandis qu'il allait à pied pour prendre la voiture qui devait l'amener au journal. Quelques heures plus tard, selon le rituel tragique de la lutte armée, l'assassinat est revendiqué, à travers un communiqué, par un nouveau sigle terroriste: la Brigade du 28 mars. Quelques mois après son assassinat, les enquêtes des carabiniers et de la magistrature conduisent à l'identification des assassins et en particulier, à celle de chef de la néo brigade du 28 mars, le jeune Marco Barbone. Immédiatement après son arrestation en septembre 1980, Barbone décide de coopérer avec les enquêteurs ; il devient un repenti, le deuxième après Patrizio Peci. Grâce à ses révélations, la totalité de la brigade du 28 mars se retrouve en prison, et avec elle plus d'une centaine de présumés terroristes de gauche, avec lesquels Barbone est entré en contact au cours de sa carrière courte mais intense de terroriste.
Le 28 novembre 1983, le procès des assassins de Tobago se termine. Grâce à la loi sur les repentis, Barbone, exécutant matériel et inculpé passé aux aveux, est en fait condamné à une peine très douce, et obtient, le jour même, la liberté surveillée.
C'est le secrétaire du Parti socialiste Bettino Craxi qui a fait connaître l'existence d'une note des carabiniers à Milan, un document officiel daté de décembre 1979, dévoilant avec six mois d'avance le projet d'homicide à l'encontre de Tobago.
Oscar Luigi Scalfaro, alors ministre de l'intérieur, a confirmé au Parlement l'existence d'une « note écrite par un sous-officier de l'armée le 13 décembre 1979 », ajoutant que :
« L'activité des carabiniers dans tous les événements susdits est une activité de police judiciaire impliquant, en tant que telle, l'obligation d'en référer exclusivement à l'autorité judiciaire dont ils dépendent. »
Scalfaro remarque que les carabiniers doivent toujours informer les juges et suggère que les carabiniers de l'antiterrorisme de Milan n'ont pas tout dit aux magistrats milanais.
Ciondolo, qui comme son capitaine Arlati vit et travaille loin d'Italie, a avoué : « Je me sens d'une certaine façon responsable de l'assassinat de Walter Tobagi. »

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.


13. Via Fracchia




Via Fracchia, y a-t-il eu une fusillade comme l'a déclaré officiellement le général des carabiniers Dalla Chiesa ou les quatre brigadistes ont-ils été condamnés à mort ?


28 mars 1980. 2h42. Dans l'appartement 1 au 12 de la via Fracchi, Riccardo Dura, Annamaria Ludman, Lorenzo Betassa et Piero Panciarelli sont en train de dormir. La colonne génoise des BR est sur le point d'être anéantie.
Depuis des jours, la police est sur leurs traces grâce aux révélations du repenti Patrizio Peci. Dalla Chiesa ne veut plus attendre et ordonne l'assaut.
Une trentaine d'hommes du département antiterroriste, les carabiniers et le personnel du noyau opérationnel font irruption dans l'appartement. La porte enfoncée, les premiers tirs. L'officier Rinaldo Bena est blessé à la tête, peut-être atteint par des tirs amis. Les brigadistes, surpris dans leur sommeil, n'ont pas le temps de réfléchir.
Une grande partie de l'opinion eut l'impression qu'il s'était agi d'une exécution. Giuliano Zincone éditorialiste du Corriere della Sera, rédacteur en chef en 1980 du quotidien génois Il Lavoro : « Ce jour là, le journal titre : “Ce n'est pas une victoire”. Je soutenais la théorie selon laquelle l'Etat ne devait pas répondre sur le même plan que les terroristes. »
Giorgio Bocca : « J'ai interviewé le général Dalla Chiesa quelques mois après l'assaut. Je lui ai demandé si les quatre brigadistes ont eu la possibilité de se rendre ou s'ils ont été tués immédiatement. Il ne m'a pas dit clairement qu'ils avaient été abattus, mais le ton utilisé pour en parler était intransigeant, dur. Pour moi, au-delà des mots, les choses ne se sont pas passées comme cela avait été raconté dans la version officielle. »
Dans les mois précédents à Gênes, les BR avaient tué quatre policiers. Via Fracchia a peut-être été la réponse décidée par le général Dalla Chiesa. L'Etat a crié : « Maintenant, nous sommes nous aussi en guerre. »
Je remercie le Corriere Mercantile de m'avoir permis de publier l'enquête d'Andrea Ferro sur les faits de la via Fracchia. Des documents extraordinaires et des interviews. Nous laissons au lecteur le soin d'interpréter librement les faits.
Premier point. Le mystère de la grenade. L'horloge s'est arrêtée à 2h42, au moment de l'échange des tirs.
Deuxième point. Une rangée de cadavres par terre. L'image choc qui résume l'horreur d'une époque.
Troisième point. Des souvenirs ineffaçables. Adriano Duglio : « Ce que savaient les carabiniers. »
Quatrième point. Dura, le « chef », en première ligne. Bocca : « Dalla Chiesa m'a fait comprendre... »
Cinquième point. Ce pistolet à côté des cadavres. Lorenzo Betassa et Piero Panciarelli, les brigadistes venus de Turin.
Sixième point. Riccio : « Ils ont tiré les premiers. Nous avons répondu aux coups de feu, pendant trois minutes, ça a été l'enfer. »
Septième point. Voici les caches de la colonne des BR.
Huitième point. Le dernier dîner des quatre brigadistes. Une partie d'échecs commencée, des lits de camp et beaucoup de désordre.
Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

jeudi 26 novembre 2009

12. Guido Rossa

[Avant le dénouement sanglant de cette trouble affaire, on y observera un bureaucrate stalinien faire la preuve de sa compétence centrale, en faisant littéralement le métier de policier.]


Qu'est-ce qui se cache derrière l'assassinat de Guido Rossa ?
Est-il plausible que Riccardo Dura, furieux de la dénonciation qui avait conduit à l'arrestation de Berardi, n'ait pas respecté sa tâche de jambiser le syndicaliste ?


24 janvier 1979 : comme tous les autres jours, Guido Rossa quitte son domicile dans un quartier de Gênes à 6h30 pour aller travailler à l'usine. Il a dans les mains un sac poubelle qu'il dépose dans la benne, à mi-chemin entre sa Fiat 850 garée via Fracchia et la via Ischia où se trouve la porte d'entrée de son domicile. Il sort, se prépare à démarrer le moteur, mais n'en a pas le temps car il est assassiné.
Guido Rossa, marié et père d'une fille, Sabina, travailleur à l'Italsider, passionné d'alpinisme, est inscrit au PCI [Parti communiste italien] et à la CGIL [Confederazione Generale Italiana del Lavoro]. En 1970, il a été élu, presque à l'unanimité, délégué syndical. Il devient vite le point de référence pour les travailleurs, mais aussi pour les dirigeants d'entreprise qui l'apprécient pour ses qualités de sérieux et de rigueur morale.
A l'Italsider [société sidérurgique italienne] et à l'Ansaldo [autre société industrielle italienne], la présence de quelqu'un qui fréquente les BR est palpable. Rossa a longtemps soupçonné Francesco Berardi, un ouvrier des hauts fourneaux, promu employé, ex militant de Lotta Continua.
Finalement, il le coince, avec sur lui quelques brochures des BR et, de concert avec le comité d'entreprise, prévient les carabiniers. Suite à une perquisition, ils trouvent les numéros de plaque d'immatriculation de certains dirigeants d'Italsider, notés sur un feuillet par Berardi.
Au procès en référé, Berardi est condamné à quatre ans de prison et incarcéré dans la super prison de Novara. Rossa est le seul qui a le courage de témoigner et signe, en fait, sa condamnation à mort.
Ils sont trois à l'attendre ce matin-là. L'objectif est la jambisation du syndicaliste, ainsi que l'a décidé la direction stratégique nationale. Mais les choses ne se passent pas comme prévu.
Lorenzo Carpi fait le guet. Vincenzo Gagliardo ouvre le feu et jambise Rossa. Riccardo Dura attend quelques secondes, puis revient sur ses pas et tire en plein coeur sur Rossa.
Voici le tract de revendication de l'assassinat :

« Mercredi 24 Janvier, à 6h40, un noyau armé des Brigades Rouges a exécuté Guido Rossa, espion et indicateur au sein de l'établissement ITALSIDER de Cornigliano où, pour accomplir sa mission misérable, il s'était infiltré parmi les travailleurs déguisé en délégué. A cette fin, il était passé d'une position de droite connue dans les rangs des berlingueristes [partisans d'Enrico Berlinguer, secrétaire général du parti « communiste » italien]. Bien que, en principe, le prolétariat ait toujours exécuté les espions nichés en son sein, l'intention du noyau était d'invalider tout simplement l'espion comme première et seule médiation dans le conflit en question. Mais la réaction obtuse de l'espion a rendu inutile toute médiation et il a donc été exécuté. Sa trahison de classe est encore plus sordide et obtuse si l'on prend en compte le fait que le pouvoir utilise d'abord ses serviteurs, encourage leurs basses oeuvres et ensuite les laisse tomber.
Camarades, étant donné que la guérilla a commencé à prendre racine dans l'usine, la direction d'Italsider, avec la précieuse collaboration des berlingueristes, s'est employée à reconstruire un réseau d'espionnage, en utilisant d'anciens et de nouveaux indicateurs; d'une part, elle a recyclé des fascistes et des démocrates chrétiens, d'autre part elle a multiplié les recrutements d'ex du PS et des CC, d'autre part encore, elle a commencé à utiliser ces berlingueristes qui sont disponibles pour mettre en oeuvre leur ligne contre-révolutionnaire jusqu'à ses plus extrêmes conséquences :
JUSQU'AU POINT DE TRAHIR LEUR PROPRE CLASSE, EN ENVOYANT EN PRISON D'UN COEUR LEGER UN DE LEURS PROPRES CAMARADES DE TRAVAIL.
L'objectif que le pouvoir veut atteindre à travers ce réseau d'espionnage n'est pas seulement celui, propagandiste, de la “chasse aux brigadistes ou à leurs soi-disant soutiens”, mais plus largement et plus ambitieusement il veut détecter et détruire au sein de l'usine toute strate qui parle d'antagonisme de classe.
C'est le mouvement de résistance prolétarienne tout entier qui est aujourd'hui dans le collimateur de cette campagne de terreur contrerévolutionnaire, déchaînée par le pouvoir et soutenue tambour battant par les laquais berlingueristes : cette chasse aux sorcières ne frappe pas seulement ceux qui lisent et diffusent la propagande d'organisations communistes combattantes, mais aussi ceux qui luttent contre la restructuration, quiconque est rebelle à la ligne corporatiste des syndicats, quiconque aussi se dialectise simplement en paroles avec la lutte armée, sans se joindre au chœur général de la “dépréciation ou de la comdamnation”. Une confirmation de cela est l'Ansaldo où, comme c'est déjà arrivé chez Fiat ou Siemens, les berlingueristes ont remis à la direction une liste avec les noms des ouvriers “présumés brigadistes”, dressée également en fonction des interventions faites lors des assemblées contractuelles.
TELLE EST L'ESSENCE DE LA POLITIQUE BERLINGUERIENNE AU SEIN DE L'USINE, LA TENTATIVE DE DIVISER LA CLASSE OUVRIERE EN CREANT UNE STRATE CORPORATISTE, PHILOPATRONALE ET PRIVILEGIEE OPPOSABLE AUX AUTRES STRATES DE CLASSE ET AU PROLETARIAT.
A qui se prête à cette sale manoeuvre, aux Rossa et à tous les aspirants espions, nous rappelons qu'on n'est pas prolétaire par un droit de naissance direct mais par les intérêts qu'on défend et, en fonction de cette discrimination, nous savons distinguer, comme toujours, qui est un prolétaire et qui est un ennemi de classe.
Dans le cadre de ce projet, Rossa faisait partie du réseau d'espionnage de l'Italsider, en tant que membre des groupes de surveillance interne, établis par les dirigeants syndicaux pour appuyer les jaunes dans des missions de répression antiouvrière. TEL ETAIT SON VERITABLE TRAVAIL ! Sa grande occasion, celle où il a récolté les fruits d'un travail constant et silencieux, s'est présentée le jour où il a réussi à livrer au pouvoir un ouvrier qu'il connaissait et avec lequel il travaillait depuis des années, le camarade Francesco Berardi, “coupable” d'avoir eu entre les mains la propagande de notre organisation.
La confirmation de la relation directe entre les espions et la direction se comprend du fait que Rossa, après avoir traqué des heures durant le camarade Berardi, avec son digne compère Diego Contrino, EST ALLE DIRECTEMENT A LA DIRECTION le dénoncer, mettant devant le fait accompli le conseil d'usine lui-même, qui s'était en fait divisé quand les bonzes syndicaux lui avaient demandé de couvrir politiquement l'action d'espionnage. »

Le meurtre de Guido Rossa a été accueilli avec indignation par le grand public contribuant de manière décisive à faire perdre aux BR l'appui de la classe ouvrière.
Riccardo Dura est mort, ainsi que trois autres brigadistes, le 28 mars 1980, au cours de l'irruption d'un noyau antiterroriste des CC dans une cache Via Fracchia.
Sabina Rossa, fille de Guido, dans son livre Guido Rossa mio padre écrit avec Giovanni Fasanella, se dit convaincue qu' « il y avait deux niveaux dans les BR, et le plus haut et le plus secret a ordonné à Dura de tuer à l'insu des autres. »
« Mon père faisait partie du noyau du PCI qui devait surveiller ce qui se passait dans l'usine. Peut-être qu'il en savait beaucoup plus qu'on ne l'imagine, alors ils l'ont tué. »

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

11. Mario Moretti




Mario Moretti : espion ou pur révolutionnaire ?



L'étude des Brigades Rouges comporte un passage clé : interpréter la figure controversée de Mario Moretti, leader incontesté des BR de 1975 à 1981. Il est difficile de réussir à en parler sérieusement sans tomber dans des approximations faciles. Deux courants de pensée s'opposent, le définissant tantôt comme le plus pur des révolutionnaires, tantôt comme un espion au service du pouvoir qu'il feignait de vouloir renverser. Les choses ne sont probablement pas aussi simples que cela.
Moretti est né à Porto San Giorgio dans les Marches le 16 janvier 1946. Ses études sont financées par la famille noble, proche des positions fascistes, des Casati Stampa di Soncino. En 1970, Camillo et Anna sont les protagonistes d'un sensationnel fait divers, lorsque le marquis tue sa très belle épouse et son jeune amant avant de se suicider. Leur villa de San Martino di Arcore sera ensuite achetée par un jeune entrepreneur, un certain Silvio Berlusconi.
Il obtient son diplôme d'expert industriel au début de 1968. Moretti est à Milan à la recherche de travail. Il a deux lettres de recommandation avec lui : l'une d'Ottorino Prosperi, recteur du collège de Fermo, pour un poste à l'université catholique, une autre de la marquise Anna Casati elle-même, pour un emploi à Sit-Siemens. L'usine l'embauche.
Des relations avec les Casati Stampa naissent les premières suppositions sur le compte de Moretti. Mais on sait aussi que Renato Curcio a fréquenté dans sa jeunesse un collège catholique et qu'à Albenga il a d'abord milité au sein du groupe « Giovane nazione » puis dans « Giovane Europa », deux organisations fondées par le belge Jean Thiriat, proches de l'extrême droite. La figure de Curcio ne s'est pour autant jamais prêtée à des interprétations ambiguës.
Le 29 Septembre 1969, dans une mairie piazza Stuparich, Moretti se marie avec Amelia Cochetti, institutrice en maternelle. Ils auront un fils, Marcello Massimo.
A Sit-Siemens, il fait la connaissance de Corrado Alunni, Giorgio Semeria, Paola Besuschio, Pierluigi Zuffada, Giuliano Isa, Umberto Farioli, tous futurs membres des Brigades rouges. Il participe au Collectif Politique Métropolitain (CPM), le groupe qui va donner naissance aux Brigades Rouges. Dès le départ, avec Corrado Simioni, Moretti fait le choix de la lutte armée, une stratégie que combattent vigoureusement Curcio et Franceschini, estimant que l'époque n'est pas mûre. Vanni Molinaris, Corrado Simioni et Duccio Berio quittent l'organisation et fondent à Paris l'école de langues Hypérion. Moretti et d'autres, comme Prospero Gallinari, les suivent.
Quelqu'un, se référant aux fondateurs d'Hypérion, a parlé de Superclan. Une structure hyper clandestine aux contours indéfinis. Moretti est en étroit contact avec le Superclan, mais quelque temps après, il retourne dans les BR avec Prospero Gallinari.
Le 30 Juin 1971 à Pergine di Valsugana, il participe avec Renato Curcio à un vol d'auto-financement. C'est sa première action. Moretti se montre sûr de lui dans les BR, prêt à tout et surtout capable d'assumer toutes les responsabilités dans tous les cas. Mais son comportement n'est pas toujours irréprochable. Il bâcle souvent de façon grossière.
Comme lors d'un enlèvement éclair dont Moretti s'occupe personnellement : il enlève l'otage, l'embarque dans une voiture, le prend en photo et le libère. Mais au moment de dessiner l'étoile à cinq branches, il ajoute une branche, et le symbole des BR se transforme en étoile de David. La photo est publiée par le Corriere della Sera. Etait-ce un message pour le Mossad ? A-t-il voulu montrer qu'il pouvait faire ce qu'il voulait dans les BR ?
Il y a des doutes aussi à propos de l'enlèvement manqué du démocrate-chrétien Massimo De Carolis, membre de la loge maçonnique P2 [Propaganda Due]. Une semaine avant l'enlèvement, De Carolis disparaît de la circulation. Mais cela ne suffit pas, parce que les carabiniers et la police décapitent toute l'organisation, ne sauvant que le groupe dirigeant. Dans la « prison du peuple » de la via Boiardo, la police a trouvé une boîte à chaussures avec des photos de Curcio et d'autres négatifs compromettants. Moretti a laissé la boîte, alors qu'il avait assuré à ses camarades qu'il l'avait détruite, comme convenu. Alors que la perquisition est en cours, Moretti se rend sur les lieux en conduisant la voiture de sa femme, qu'il laisse ensuite stationnée au pied de l'immeuble. Grâce à cette inattention, les carabiniers remonteront jusqu'à la femme de Moretti : se sentant traqué, le choix de la clandestinité devient presque obligatoire.
En 1974, Curcio et Franceschini sont arrêtés grâce à l'infiltré Silvano Girotto, un ancien religieux appelé frère Mitraillette. Moretti avait reçu un appel provenant d'une source anonyme, deux jours avant la rencontre entre les dirigeants historiques et frère Mitraillette à Pinerolo. Réunion à laquelle devait participer Moretti lui-même. Moretti se justifie en disant à ses camarades qu'il n'a pas réussi à les avertir. Les précédentes rencontres entre frère Mitraillette et les chefs brigadistes avaient été photographiées et les photos envoyées aux autorités judiciaires. Mario Moretti avait aussi participé à l'une de ces rencontres, mais son nom n'a pas été pris en considération.
Franceschini et Curcio hors jeu, Moretti adopte immédiatement une ligne plus dure dans la lutte armée contre l'Etat. En 1975, Mara Cagol est tuée et Giorgio Semeria est grièvement blessé : Moretti est désormais le leader incontesté des BR. Il s'installe à Rome, où il a conçu « la campagne de printemps » : il va gérer l'enlèvement, la séquestration et la mort d'Aldo Moro.
Pendant ce temps, Renato Curcio s'évade de la prison de Casale Monferrato. En janvier 1976, les chefs des BR se rencontrent. Moretti, enfreignant les règles de strict cloisonnement que les BR s'étaient données, insiste pour passer la nuit chez Curcio, dont il ne connaissait pas l'adresse. Deux jours après, la police fait une descente dans l'appartement et arrête pour la deuxième fois Curcio.
Curcio et Franceschini se retrouvent dans la prison nouvelle de Turin, bâtiment VI, deuxième étage. Curcio dit à Franceschini : « Je suis convaincu que Moretti est un espion. Il m'a fait arrêter. »
La révélation de Curcio, jointe aux craintes de Semeria, qui estimait que Moretti était un espion, suite à la chute d'une série de caches à Milan, pousse les BR à ouvrir une enquête à son encontre. L'enquête, menée par Bonisoli et Azzolini, le disculpe.
Les années suivantes, de son propre aveu, le très recherché Moretti se rendra plusieurs fois à Paris. Au cours de l'enlèvement de Moro, il voyage à plusieurs reprises sur l'axe Rome-Florence. Il échappe toujours à tous les contrôles.
En 1981, les BR à Milan ont été presque complètement anéanties. Moretti essaye de reconstruire un nouveau noyau milanais. Pour ce faire, il s'expose lui-même à des risques excessifs. Avec Enrico Fenzi, frère de Giovanni Senzani, il doit rencontrer des jeunes pour les enrôler. Parmi eux, Renato Longo, un truand et un informateur de la DIGOS [Divisione Investigazioni Generali e Operazioni Speciali] de Pavie. Au moment de la rencontre, le 4 avril 1981, après plus de dix ans de cavale, Moretti, « la primevère rouge des Brigades rouges», est arrêté. Et condamné à la perpétuité.
Dans la prison de Cuneo, il subit un mystérieux guet-apens. Le droit commun Salvador Farre Figueras l'agresse avec un couteau, le blessant au bras. Enrico Fenzi et Moretti doivent leur salut à Aggripino Costa qui s'interpose instinctivement pour défendre ses camarades. Ce n'est qu'après l'intervention de Costa que les gardiens ont ouvert les portes. Figueras leur remet le couteau.
Il n'a jamais coopéré à l'enquête, ne s'est jamais repenti ni dissocié. En janvier 1993, après moins de douze ans de prison, il bénéficie de sa première permission.
L'été de cette même année, il donne une longue interview à Carla Mosca et à Rossana Rossanda, qui devient un livre, Brigate rosse : una storia italiana. Le publie Anabase, une maison d'édition, dont la durée de vie n'a pas dépassé trois ans, dirigée par Sandro D'Alessandro, ex militant du Superclan.
En 1994, il obtient la liberté conditionnelle. Il vit aujourd'hui à Milan où il est coordinateur du Laboratoire d'Informatique de la Région Lombardie, dirigée par Roberto Formigoni.
Le sénateur Sergio Flamigni a consacré une partie importante de ses études à la figure de Moretti, qu'il a défini comme « le Sphinx ». Dans l'immeuble du 96 via Gradoli, où Moretti a vécu lors de l'enlèvement Moro, il y avait 24 appartements propriétés de sociétés immobilières, dont les directeurs comprenaient des personnes appartenant aux services secrets. Dans le même immeuble, au deuxième étage, il y avait une informatrice de la police. Au 89 via Gradoli, habitait un ex officier des carabiniers, agent des renseignements militaires et compatriote de Moretti. Ce n'est là qu'une petite partie des données recueillies par Flamigni. Qui affirme: « la véritable histoire des BR morettiennes et du meurtre de Moro est en grande partie encore à écrire. »
Comme l'a résumé le général Dalla Chiesa dans son témoignage devant la commission sur le terrorisme en 1982 : « Les BR sans Moretti sont une chose. Les BR avec Moretti en sont une autre. »
En écoutant dans les archives de la Rai l'appel à la famille Moro, quelques jours avant l'assassinat de l'homme d'État, il est difficile de retrouver le leader féroce et sanguinaire des BR. Il est plus facile d'y percevoir une personne desespérée.
Mario Moretti n'était pas un espion, peut-être quelque chose de plus.


Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

mardi 24 novembre 2009

10. Mario Moretti et la cache de la via Gradoli



Qui a voulu, et pourquoi, faire découvrir la cache de la via Gradoli où se dissimulait Mario Moretti ? Est-il possible que Barbara Balzerani ait été distraite au point de laisser un balai dans la douche, provoquant une infiltration (excusez le jeu de mots) à l'étage inférieur ? Pourquoi a-t-on immédiatement mis en évidence la découverte de la cache, permettant à Moretti de filer tranquillement ?

Barbara Balzerani a participé au commando qui a enlevé Moro le 16 mars 1978 via Fani : son rôle, bloquer la circulation, en empêchant les véhicules et les passants de survenir sur les lieux du guet-apens.
Pendant l'enlèvement, elle partage avec Mario Moretti le logement du 96 via Gradoli jusqu'au 18 avril 1978, jour du faux communiqué n° 7 où la mort de Moro est annoncée, et de la découverte de la cache.
La cache a été grillée à cause d'une fuite d'eau qui, selon les pompiers, paraît avoir été provoquée délibérément : un balai était appuyé sur la baignoire, et sur le balai quelqu'un avait posé le pommeau de la douche pour que l'eau se dirige vers une fissure dans le mur.
Voici l'interprétation suggestive d'Alberto Franceschini : « Les opérations du lac de la Duchessa et de Gradoli ont toujours été liées. C'est un message identique à l'adresse des ravisseurs de Moro. On leur dit : nous vous tenons, nous pouvons vous prendre à n'importe quel moment. »
Une autre hypothèse est que la cache a été « grillée » par quelqu'un d'opposé à l'assassinat de Moro.
L'état de l'appartement tel que décrit dans les rapports de police semble peu convaincant : des grenades sur le plancher, un tiroir contenant un pistolet-mitrailleur mis en évidence sur le lit, des documents et des tracts partout.
Des doutes aussi sur la gestion tapageuse de la découverte de la cache. Au lieu d'attendre le retour des terroristes pour les arrêter, la nouvelle est rendue publique immédiatement. Mario Moretti, voyant la foule rassemblée autour de l'entrée de son appartement, s'est tranquillement éloigné en scooter. Il s'était sauvé dans des circonstances similaires en une autre occasion. En 1972, via Boiardo. Moretti avait vu Enzo Tortora raconter à la télévision des détails sur la découverte de la prison du peuple. De son propre aveu, il s'était approché de l'appartement, avait demandé ce qui se passait et s'était éloigné. La seule différence, c'est qu'en cette circonstance il avait abandonné la Fiat 500 de sa femme, Amelia Cocchetti, permettant aux forces de l'ordre de remonter à son identité. Dès lors, Moretti est passé à la clandestinité.
En face de la cache des BR, 89 via Gradoli, habitait le sous-officier des carabiniers Arcangelo Montani, agent du SISMI [Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Militare]. Ce n'était pas assez. Les services secrets avaient même établi un de leurs bureaux via Gradoli.
De nombreux brigadistes ont souvent défini Balzerani comme une femme particulièrement distraite et Anna Laura Braghetti, la geôlière de Moro, a ajouté que Balzerani oubliait souvent le robinet ouvert.
Avec l'arrestation de Mario Moretti, Barbara Balzerani prend la tête des BR. Après dix ans de militantisme dans les Brigades Rouges, elle est arrêtée à Ostie le 19 juin 1985.
Condamnée à la perpétuité, le tribunal de surveillance de Rome lui a accordé la liberté conditionnelle le 18 décembre 2006 .
Elle est l'auteur du roman Compagna luna et d'un recueil de contes La sirena delle cinque.

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

lundi 23 novembre 2009

9. Prodi et la séance de spiritisme




Est-il raisonnable de croire que des personnages de l'épaisseur de Prodi, Baldassari et Clo décident, au cours d'un dimanche tranquille passé à la maison, de faire une séance de spiritisme et qu'à cette occasion sorte le nom de Gradoli ? D'où provenait vraiment cette information ?

Dans la matinée du 18 mars 1978, des agents du commissaire Flaminio Nuovo se sont présentés au 3ème étage d'un immeuble, 96 via Gradoli, une rue résidentielle sur la via Cassa.
Un mouchardage, provenant peut-être de sources proches des services secrets, avait signalé dans l'appartement 11 la présence d'une cache des BR. Des agents ont frappé à la fragile porte en bois, sans recevoir de réponse. A la place, c'est la locataire du 9, Lucia Mokbel qui ouvre. Elle dit qu'elle a entendu provenir de l'appartement suspect des sons semblables à des signaux de morse.
Selon les règles en vigueur, la police aurait dû à ce moment-là briser la porte, ou du moins faire le siège de l'immeuble. Au lieu de cela, elle est repartie.
Le 2 avril, au domicile émilien du professseur Alberto Clo, s'est tenue une séance de spiritisme au cours de laquelle les âmes de La Pira [homme politique italien (1904-1977)] et de don Sturzo [fondateur du parti démocrate-chrétien (1871-1959)] devaient être évoquées. Voici comment Romano Prodi [membre de la Démocratie chrétienne à l'époque de l'enlèvement de Moro] a décrit la séance à la commission Moro le 10 juin 1981 :

« Il y avait, parmi les participants à la séance, moi, qui qui suis économiste, le professeur Gobbo, titulaire d'une chaire de politique économique à Bologne, le professeur Clo, chargé d'économie appliquée à l'université de Modène et qui s'intéresse à l'énergie, mais au pétrole, pas aux fluides. Il y avait aussi son frère, biologiste dans je ne sais quelle branche, en génétique je crois, et il y avait aussi le professeur Baldassari, économiste et titulaire d'une chaire d'économie politique à l'université de Bologne.
Parmi les femmes, il y avait mon épouse, économiste, l'épouse du professeur Baldassari, diplômée en économie et d'autres dont je connais pas l'activité professionnelle.
C'était un jour de pluie. Nous avons joué à la soucoupe, terme que je connais peu parce que c'était la première fois que je voyais quelque chose de ce genre. Bolsena, Viterbo et Gradoli sont sortis. Personne n'y a fait attention : nous avons vu alors dans un atlas qu'il existe un endroit du nom de Gradoli. Nous avons demandé si quelqu'un savait quelque chose et comme personne ne savait rien, j'ai cru de mon devoir, au risque de paraître ridicule, sentiment que je ressens en ce moment, de faire le rapprochement [avec le lieu où Moro était détenu]. S'il n'y avait pas eu ce nom sur la carte géographique, ou bien si cela avait été Mantoue ou New York, personne n'aurait fait le rapport. Le fait est que le nom était inconnu. J'ai donc fait le rapport. »

Romano Prodi a rapporté la nouvelle le 4 avril à un collaborateur de Benigno Zaccagnini, M. Umberto Cavigna, et ce dernier l'a transmise par téléphone à Luigi Zanda Loi, attaché de presse au ministère de l'intérieur, qui à son tour a transcrit les informations dans une note manuscrite remise au chef de la police, M. Parlatto.
L'information a été jugée fiable, au point que quatre jours plus tard, le 6 avril, la préfecture de Viterbe, sur ordre du Viminal [le ministère de l'intérieur], a organisé une descente armée dans le village de Gradoli, près de Viterbe, à la recherche de la prison de Moro.
Une autre indication fournie à plusieurs reprises par l'épouse de l'honorable Moro, sur l'existence d'une « via Gradoli » à Rome, a été négligée. Francesco Cossiga, à l'époque ministre de l'intérieur, a par la suite vigoureusement démenti Mme Moro.
La descente suite à la séance de spiritisme a échoué. Le 18 avril, en raison d'une fuite d'eau, les pompiers ont découvert à Rome, 96 via Gradoli, une cache des Brigades Rouges récemment abandonnée, qui s'est révélée être la base d'opérations de Mario Moretti et de Barbara Balzerani, qui avaient pris part au guet-apens de la via Fani.
Dans une interview donnée à Libero le 7 décembre 2006, Francesco Cossiga a déclaré :

« Le professeur Romano Prodi n'a pas menti, si ce n'est “matériellement”, même s'il s'est exposé avec d'autres, économistes et intellectuels catholiques rigides, à l'ironie qui reste attachée à la séance de spiritisme. Le fait est que le professeur Romano Prodi est un bon chrétien qui a voulu se protéger des dangers découlant des confidences, peut-être aussi protéger le Dr. Clo et sa source, et qui connaît certainement le livre de Torquato Accetto : De l'honnête dissimulation. Et connaissant aussi les règles de la morale catholique, il connaissait la distinction entre le “mensonge formel”, qui est un péché, et le mensonge matériel qui peut être non seulement honnête mais aussi nécessaire, comme dans ce cas. »

Deux hypothèses sont plausibles : quelqu'un avait recueilli une confidence dans les milieux universitaires proches de l'Autonomie Ouvrière et l'avait transmise, de façon trompeuse, en choisissant le prétexte de la séance de spiritisme pour ne pas avoir à divulguer sa source.
La seconde hypothèse est inquiétante : le nom du village de Gradoli est sorti, conduisant à la descente militaire en ce lieu même, pour indiquer aux brigadistes que les forces de sécurité étaient en train de s'approcher de la via Gradoli à Rome, véritable cache des BR.

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.










dimanche 22 novembre 2009

8. Le faux communiqué et le lac de la Duchessa




Qui a chargé Toni Chicchiarelli, de la bande de la Magliana, du faux communiqué n° 7 qui a annoncé la mort d'Aldo Moro ? Quel était le message qu'il voulait adresser ?

Le 18 avril, un appel au Messagero annonce l'arrivée d'un message des BR. C'est une photocopie d'un communiqué numéro 7 qui annonce l'exécution de Moro, dont le corps se trouverait dans le lac de la Duchessa.
Le message se présente tout de suite avec des caractéristiques complètement différentes des précédents : il est très bref, ironique et comporte plusieurs fautes d'orthographe. On n'y trouve pas l'inévitable slogan de conclusion, l'en-tête « Brigades Rouges » est manuscrit. Néanmoins, le rapport des experts garantit l'authenticité du communiqué.
Voici le texte intégral du faux communiqué n° 7 :

Aujourd'hui 18 avril 1978 s'achève l'époque « dictatoriale » de la DC [Démocratie chrétienne] dont la logique de l'injustice a, pendant trente bonnes années, malheureusement dominé. Simultanément, nous annonçons l'exécution réussie du président de la DC, Aldo Moro, par « suicide ». Nous consentons à la récupération de la dépouille, en indiquant le lieu exact où elle se trouve. Le corps d'Aldo Moro est immergé dans la vase (c'est pourquoi il se disait embourbé) du fond du lac de la Duchessa, à 1800 m. près de la localité de Cartore (RI), zone limitrophe entre les Abruzzes et le Latium.
C'est seulement le début d'une longue série de « suicides » : le « suicide » ne doit pas être seulement un « privilège » du groupe Baader Meinhof.
Commencez à trembler pour vos méfaits divers, Cossiga [ministre de l'intérieur au moment de l'enlèvement et du meurtre d'Aldo Moro], Andreotti [président du Conseil des ministres], Taviani [membre de la Démocratie chrétienne] et vous tous qui soutenez le régime.
P. S. Nous rappelons aux Sossi [procureur enlevé par les Brigades Rouges à Gênes en 1974], Barbaro [président du tribunal jugeant les chefs historiques des BR en 1977], Corsi, etc. qu'ils sont toujours en liberté « surveillée ».
18/4/1978 Pour le communisme, les Brigades Rouges.

Le 24 mars 1984, Toni Chicchiarelli et d'autres éléments de la bande de la Magliana ont volé la Brink's Securmark, banque dont Michele Sindona était le sociétaire. Certains ont émis l'hypothèse que le butin du vol, 35 milliards, constituait la récompense pour le faux communiqué du lac de la Duchessa.
Chichiarelli est tué le 26 septembre 1986. Lors de la perquisition de son appartement qui a suivi, la police a trouvé un film du vol de la Brinks, des indices sur l'assassinat de Mino Pecorelli et du matériel provenant des BR.
On a récemment attribué à Steve Pieczenik, à l'époque chef du bureau de gestion du terrorisme international au département d'Etat américain et homme de confiance de Kissinger, un rôle clé dans la création du faux communiqué. A la suite de l'enlèvement de Moro, Cossiga a créé un comité d'experts pour faire face aux situations d'urgence. Pieczenik a été invité à se joindre à d'autres hommes comme le criminologue Francesco Ferratini, membre de la P2.
Dans le livre d'Emmanuel Amara, Nous avons tué Aldo Moro (Cooper 2008) [Edition française chez Patrick Robin, 2006], Pieczenik dit :

« J'ai lu les nombreuses lettres de Moro et les communiqués des terroristes. J'ai vu que Moro était inquiet et qu'il était en train de faire des révélations qui auraient pu nuire à l'OTAN. J'ai décidé alors que la Raison d'Etat l'emporterait au détriment de sa vie. J'ai réalisé que j'avais besoin de changer les cartes en jeu et de tendre un piège aux BR. J'ai fait semblant de négocier.
Nous avons décidé, en accord avec Cossiga, qu'il était temps de mettre en pratique une opération psychologique et nous avons fait paraître le faux communiqué de la mort d'Aldo Moro, avec la possibilité que son corps soit découvert dans le lac de la Duchessa.
Jamais les termes “raison d'Etat” n'ont eu plus de sens que pendant l'enlèvement de Moro en Italie. Aucun homme n'est indispensable à la survie de l'Etat. C'est moi qui ai décidé que le prix à payer était la vie de Moro. »

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

samedi 21 novembre 2009

7. Le mémorial d'Aldo Moro





Qu’a-t-on fait des sacs qu’Aldo Moro transportait toujours avec lui ? Contenaient-ils des documents compromettants ?
Le mémorial écrit pendant sa captivité était-il complet ? Pourquoi n’a-t-on jamais retrouvé l’exemplaire original ?



D’après la veuve Moro, son époux sortait d'habitude de chez lui en emportant cinq sacs : un contenant des documents confidentiels, un des médicaments et des effets personnels et les trois autres des coupures de presse et des dissertations de ses étudiants.
Tout de suite après le guet-apens tendu à la voiture de Moro, seuls trois sacs ont été retrouvés. Malgré l’énorme quantité de matériel brigadiste saisi les années suivantes dans les nombreuses bases découvertes, on n’a pas retrouvé trace des deux autres sacs de Moro.
Eleonora Moro, épouse de l’homme d’Etat, se dit convaincue que :
« Les terroristes devaient savoir où chercher, parce qu’il y avait une belle constellation de sacs dans la voiture. »
Corrado Guerzoni, bras droit de l’honorable [appellation donnée par courtoisie aux parlementaires italiens] Moro, a affirmé que selon toute probabilité ces sacs contenaient aussi les preuves que l'implication du président de la DC [Démocratie chrétienne] dans le scandale Lockheed étaient le résultat d’une « prise » faite par le secrétaire d’Etat américain Kissinger.
Prospero Gallinari, qui en était chargé, a soutenu avoir brûlé tous les papiers de Moro.
Le 1er octobre 1978 au matin, le mémorial de Moro, en copie carbone, est apporté par le capitaine des carabiniers Umberto Bonaventura sans qu’en soit dressé procès-verbal. Il était 11 heures, mais les papiers retrouvés dans l’appartement de la via Montenevoso à six heures et demie du soir étaient incomplets. L’ex-capitaine Roberto Arlatti, l’homme qui a dirigé le raid dans la cache des BR à Milan, est à l’origine de ces révélations sur les coulisses.
Interrogé en 1982 par le commissaire Leonardo Siascia, membre de la commission d’enquête parlementaire sur l’enlèvement et l’assassinat de Moro, le général Alberto Dalla Chiesa a livré ses convictions sur les « premiers exemplaires » des transcriptions des interrogatoires de Moro : étant donné qu’ils doivent exister, vu qu’on a trouvé les deuxièmes exemplaires, il exclut qu’ils puissent se trouver dans une autre cache, mais il a suggéré qu’ils pouvaient se trouver entre les mains de quelqu’un qui aurait « tout accepté ».
Le mémorial d’Aldo Moro a sans doute été au centre de fébriles négociations entre gros bonnets de l’Etat. En cliquant ici, vous pouvez lire le mémorial. Bien qu’il soit incomplet, le mémorial reste un document historique d’une importance capitale. En le lisant avec attention, on peut approcher et comprendre la réalité de ces 55 jours.
Moro a écrit : « Je désire prendre acte du fait que je dois à la générosité des Brigades Rouges, à leur grâce, mon salut et le rétablissement de ma liberté. »




Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

vendredi 20 novembre 2009

6. Hypérion et le Superclan




L’institut français Hypérion était-il réellement une école de langues ou la chambre de compensation de divers services secrets ?



Il n’existe pas de moment unique reconnu pour dater la naissance des BR. Certains supposent qu’il s’agit de la réunion de Chiavari en novembre 1969, d’autres qu’il s’agit de la réunion de Pecorile en août 1970. Cependant, Il est sûr que deux composantes différentes ont vu le jour après ces rencontres. Certains, Curcio, Franceschini et Cagol, ont fondé les Brigades Rouges. D’autres hommes ont plutôt décidé de s’éloigner, estimant que la structure et la stratégie adoptées par les BR naissantes étaient inadéquates.
Parmi ceux-ci, Corrado Simioni, Vanni Mulinaris, Duccio Berio, Mario Moretti, Prospero Gallinari et Innocente Salvoni, dont la femme, Françoise Tuscher, était non seulement secrétaire d’Hypérion mais aussi la nièce de l’Abbé Pierre.
Dans une lettre à son beau-père Malagugini, responsable du PCI [Parti communiste italien] pour les problèmes de l’Etat, Duccio Berio aurait admis être un informateur des services secrets militaires italiens (SID). Vont dans ce sens GLADIO: The secret U.S. war to subvert Italian democracy d’Arthur E. Rowse et Puppetmasters: The Political Use of Terrorism in Italy de Philip Willan.
Ce sont eux les hommes qui ont décidé de fonder le Superclan, une nouvelle structure super clandestine, avec une volonté hégémonique et pour coordonner les différentes organisations terroristes à l’échelle internationale.
La figure de Corrado Simioni est particulièrement controversée. Au début de sa carrière politique, il milite dans les rangs du PSI [Parti socialiste italien] avec Bettino Craxi mais en 1965 il est exclu du parti pour indignité morale. Peu après a commencé sa collaboration avec l’USIS [United States Information Service], les services secrets américains. Par la suite Simioni, parmi les principaux spécialistes de Luigi Pirandello, déménage à Münich en Bavière pour approfondir des études de latin et de religion. Puis il réapparaît en Italie à la veille de 68 et il participe à la constitution du CPM [Collectif politique métropolitain].
Mais les relations avec Curcio ont commencé à se détériorer jusqu’à la rupture finale. Simioni avait projeté un attentat à la dynamite contre le siège de l’ambassade des Etats-Unis à Athènes. Le plan prévoyait l’utilisation d’une femme, à choisir parmi les personnes appartenant aux soi-disant « tantes rouges ». Simioni s’était d’abord tourné vers Mara Cagol, à laquelle il avait néanmoins demandé de ne pas en parler, même à Curcio. Suite au refus de Cagol, Simioni cherche de nouveaux volontaires. Il les trouve en la personne du Chypriote Giorgio Christou Tsikouris et de Maria Elena Angeloni. Le 2 septembre 1970, les deux montent à bord d’une Volkswagen et se dirigent vers l’ambassade, mais le mécanisme d’horlogerie de la bombe se coince. La voiture explose. Tous deux meurent. La conclusion tragique de l’évènement provoque la rupture définitive des relations entre Simioni et Curcio.
Dans le livre d’interview avec Mario Scialoja À visage découvert, Curcio dit :
« Tout a commencé par une lutte de pouvoir à la réunion de Pecorile. Corrado Simioni est arrivé avec l'intention de conquérir une position hégémonique à l'intérieur de la gauche prolétarienne agonisante : il a prononcé une intervention particulièrement dure, et soutenu que le service d'ordre allait être ultérieurement militarisé. Son opération a échoué, mais, une fois retourné à Milan, il ne s'est pas donné pour vaincu : il a proposé des attentats inconcevables pour une organisation ancrée, insérée dans un mouvement très vaste et, pratiquement, ouverte à tous. Margherita, Franceschini et moi étions d'accord pour juger ses idées irréfléchies et dangereuses. Nous avons décidé de l’isoler ainsi que les camarades qui étaient les plus proches de lui, Duccio Berio et Vanni Mulinaris : nous les avons tenus à l'écart de la discussion sur la naissance des Brigades Rouges et nous ne les avons pas informés pas de notre première action contre la voiture de Pellegrini. Simioni rassembla un groupe d'une dizaine de camarades, parmi lesquels Prospero Gallinari et Francoise Tuscher, la nièce du célèbre Abbé Pierre : ils se détachèrent du mouvement en soutenant qu'ils n’étaient plus maintenant que des francs-tireurs. Il y avait cependant des amis communs qui nous tenaient informés de leurs discussions internes et nous connaissions leur projet de créer une structure fermée et sûre, super clandestine, qui pourrait entrer en action comme groupe armé dans un deuxième temps : quand, d'après leurs prévisions, repérés et désorganisés, nous aurions tous été capturés ».
Les militants du Superclan déménagèrent rapidement à Paris, où ils fondèrent tout d’abord les associations culturelles internationales Agora et Kiron, puis l’école de langues Hypérion, considérée par beaucoup comme une centrale internationale du terrorisme.
Le général Maletti a révélé l’existence d’un rapport daté de 1975 où il dénonçait le risque que les BR, décapitées suite aux arrestations de Curcio et Franceschini, puissent renaître sous la direction d’hommes d’une envergure culturelle supérieure, mais au prix d’une mutation considérable de leur matrice politique. Une référence à Hypérion ?
À l’automne 1977, Hypérion ouvre un bureau de représentation à Rome, 26, via Nicotera. Dans le même immeuble opèrent des sociétés couvertes par le SISMI [Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Militare]. Les bureaux resteront ouverts jusqu’en juin 1978, c’est-à-dire dans la période qui va du projet d’enlèvement de Moro jusqu’à peu après son épilogue tragique.
Le juge Pietro Calogero découvre des preuves qui impliquent la participation de l’école dans l’activité des BR, mais la fuite providentielle de nouvelles publiées dans le Corriere della Sera, contrôlé par la P2 [Propaganda Due], rend vaine la perquisition imminente des locaux de l’école par la magistrature.
Antonio Savasta, brigadiste repenti, raconte que Simioni, Berio et Mulinaris coordonnaient une structure internationale de liaison de toutes les organisations terroristes, dans la période de la « seconde saison » des BR, celle de la militarisation et de l’hégémonie de Mario Moretti.
Cette structure et ses coordinateurs clandestins avaient leur siège à Paris où Moretti se rendait souvent, avait un logement et maintenait un contact direct avec les « super clandestins » italiens et avec Jean-Louis Baudet, membre d'un service de renseignements privé, « Le Groupe », protégé par les services secrets français et en contact avec toutes les réalités de la clandestinité et du renseignement, en Europe et au-delà.
En 1980, l’honorable Craxi, supposant l’existence d’un chef occulte des Brigades Rouges, avait averti : « Il faudrait fouiller dans notre mémoire, penser aux personnages qui ont commencé à faire de la politique avec nous, puis ont disparu et sont peut-être à Paris où ils travaillent pour la lutte armée » ; un profil qui rappelle fortement la figure de Corrado Simioni.
Giovanni Pellegrino, à la tête de la Commission Stragi pendant 7 ans, a avancé le soupçon qu’Hypérion a pu être un point de croisement des Services secrets de l’Ouest et de l’Est, absolument nécessaire dans la logique du maintien des équilibres de Yalta. Equilibres qu’Aldo Moro, avec sa politique d’ouverture au PCI, minait gravement.
Pellegrino a retrouvé une référence à Hypérion dans un témoignage du général Nicolo Bozzo, collaborateur de confiance de Dalla Chiesa. Bozzo a raconté au Tribunal que Dalla Chiesa avait demandé d’enquêter sur « une structure secrète paramilitaire avec fonction d’organisation anti-invasion, mais qui avait ensuite débordé dans des actions illégales et avec des fonctions de stabilisation du cadre interne, structure qui avait pu trouver son origine dans l’époque de la Résistance, par l'infiltration d’organisations de gauche et le contrôle de certaines organisations. »
Voici comment le juge Carlo Mastelloni se souvient de sa rencontre avec l’Abbé Pierre qui, au milieu des années 80, s’est présenté au Tribunal de Venise.
« Il était venu de France pour faire des déclarations spontanées en faveur du groupe des Italiens résidant à Paris qui tournaient autour de l’école de langues Hypérion. J’avais émis contre eux une série de mandats d’arrêt pour des délits en rapport avec le terrorisme rouge. Il est venu me dire qu'il s'agissait de personnes persécutées par une administration centrale située à droite, qu’il les avait accueillies au sein de son organisation, qu’au pire ils avaient commis des erreurs de jeunesse.
Il a fait huit jours de grève de la faim. Je me suis rendu compte que l’Abbé était une sorte de référent d’Hypérion parce que sa nièce Françoise Tuscher, secrétaire de l’école, était la femme d’une des personnes recherchées, Innocente Salvoni. La photo de Salvoni a été diffusée par le ministère de l’intérieur le jour de l’enlèvement de l’homme d’Etat de la DC [Démocratie chrétienne] ainsi que celles de 19 autres accusés en fuite, soupçonnés d’être impliqués dans le guet-apens de la via Fani. Mais elle n'a plus été reproposée dans les semaines qui ont suivi.
Nous savons aussi que, pendant la séquestration, on amena l’Abbé au siège de la DC, piazza del Gesu, pour parler avec le secrétaire du parti, Zaccagnini. Mais nous ne savons pas s'ils se sont rencontrés ni ce qu’ils se sont dit.
L'Abbé Pierre était un héros de la Résistance, un homme qui avait une vision supérieure du cours des choses. Il avait l'attitude de ceux qui ont vu le scénario complet. »

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

jeudi 19 novembre 2009

5. L'escorte d'Aldo Moro




Pourquoi Andreotti avait-il une voiture blindée et pourquoi une requête analogue faite par Moro fut-elle refusée ?

Frapper au cœur de l’Etat. Moro ou Andreotti ? C’est la question que les BR se posèrent après avoir constaté les divers niveaux de protection dont Andreotti jouissait.
Dans un premier temps, les BR avaient ouvert une enquête sur les habitudes de Giulio Andreotti, considéré comme le symbole du projet « néo-gaulliste » incarné par la droite démo-chrétienne. Alberto Franceschini avait suivi Andreotti dans une église le long du Tibre où l’homme d’Etat se rendait tous les matins. Franceschini raconte : « Enlever Andreotti était alors très facile. Il n’avait pas d’escorte. »
L’arrestation de Curcio et de Franceschini à Pinerolo en 1974 bouleversa le plan. Les BR s’ajustèrent et changèrent d’objectif.
En juillet 1976, Giulio Andreotti donna vie à son troisième gouvernement en succédant lui-même à Moro au cours de la VIIème législature. A partir de ce moment, une voiture blindée fut attribuée à Andreotti. C’est Andreotti lui-même qui a révélé que ses hommes préféraient ne pas l’utiliser en raison de son manque de maniabilité.
Dans une lettre adressée à Benigno Zaccagnini [membre de la Démocratie Chrétienne et partisan de la « ligne de la fermeté » pendant l'enlèvement de Moro], qui lui a été remise le 4 avril 1978, Moro écrit de la prison où il est captif : « Il est juste d’ajouter, dans ce moment suprême, que si l’escorte n’avait pas été, pour des raisons administratives, totalement en deçà des exigences de la situation, je ne serais peut-être pas ici. »
Le 21 janvier 2000, devant la Commission parlementaire d’enquête sur le terrorisme en Italie présidée par Giovanni Pellegrino, Germano Maccari, le quatrième homme de la via Montalcini [où Moro était prisonnier], a déclaré :
« Il me semble qu’on a choisi Moro au lieu d’un autre parce que, du point de vue militaire, il était plus facile à enlever. Le sénateur Andreotti avait une voiture blindée, une escorte plus nombreuse. »
Comme l’a confirmé Carlo Russo, chef de l’escorte de Giulio Andreotti de 1974 à 1980, la voiture blindée a seulement été utilisée à partir de l’enlèvement de Moro. Qui avait donné aux BR une information vraie mais qu'ils ne pouvaient en aucun cas vérifier ? [Interview de Carlo Russo]
Devant la Commission parlementaire, Madame Eleonara Chiavarelli, épouse de l’homme d’Etat, a affirmé que son mari avait fait la demande d’une voiture blindée. Devant cette même Commission, Andreotti et Cossiga ont nié l’épisode. Cossiga supposé que Moro avait inventé une telle circonstance dans le but de tranquilliser sa femme.
Eleonara Moro a récemment déclaré : « Si vous saviez comme la vérité de cette histoire est sale, il serait peut-être préférable de laisser faire Dieu. »
Le témoignage des veuves Ricci et Leonardi évoque aussi la demande déjà avancée d’une voiture blindée. Madame Ricci, veuve du chauffeur de Moro, a confirmé que son époux attendait depuis un bon moment une 130 blindée et il lui a dit au début du mois de décembre 1977 : « La 130 blindée a finalement été commandée. Je ne vois pas quand elle va arriver. » L'épouse de l’officier Oreste Leonardi, chef d’escorte de Moro, a affirmé à son tour que son époux avait demandé d’autres hommes au ministère de l’intérieur. Sans les obtenir.
Carlo Russi, ami de Leonardi, a apporté une confirmation en ce sens : « En 77, bien avant l’attentat, Leonardi m’a fait lire une lettre dans laquelle il demandait une voiture blindée pour Moro. Il m’a dit qu’il l’avait personnellement transmise à l’un de ses supérieurs que nous connaissions bien tous les deux. Je pense que la demande de Leonardi a été sous-estimée. Je ne veux ni ne peux penser autrement. »
Il ressort de l’audition de Sereno Freato que quelques citoyens privés avaient offert à Moro une voiture blindée et qu’il avait refusé l’offre pour des raisons d’opportunité. L’homme d’Etat avait estimé qu’accepter un tel hommage de particuliers était inconvenant, mais avait fait part au docteur Freatto que si l'offre avait eu une origine gouvernementale, il l'aurait évidemment acceptée.
Moro et les hommes de son escorte, Oreste Leonardi, Raffaele Iozzino, Domenico Ricci, Giulio Rivera et Francesco Zizzi étaient inquiets. Ils avaient peur. L’histoire leur a malheureusement donné raison.

Traduit de l'italien par Jules Bonnot de la Bande.

lundi 16 novembre 2009

4. Mino Pecorelli et l'OP





Que savait exactement Mino Pecorelli qui le conduisit à annoncer « le 15 Mars 1978, il arrivera quelque chose de gravissime en Italie » ? Etait-il en possession du mémorial d’Aldo Moro ? A-t-il été tué à cause de la vérité qu’il menaçait de dévoiler au grand jour ?


Rome, le 20 Mars 1979. Carmine Pecorelli est à peine sorti de la rédaction d’OP [NDLR = Osservatorio Politico = Observatoire Politique], le périodique qu’il a créé et qu’il dirige. Quatre coups de feu de calibre 7.65, un en pleine face et trois autres dans le dos, mettent fin à sa vie.
Il est retrouvé étendu dans sa Citroën CX, garée via Orazio, à proximité de la via Tacito, siège de la rédaction d’OP. L’auxiliaire carabinier Ciro Formuso signale à 20 h 40 le délit à la salle des opérations des carabiniers : la vitre de l’automobile est détruite, la portière ouverte, du sang partout, un cadavre recroquevillé.
L’enquête est confiée au substitut du procureur de l’époque Domenico Sica et, lorsque celui-ci prend congé de la « procure » de Rome, à Giovanni Salvi, aujourd’hui membre du Conseil supérieur de la magistrature. Les enquêtes se révèlent immédiatement difficiles, en raison du rôle joué par Pecorelli et par son journal, considéré par beaucoup comme le moyen de faire chanter les politiques, les militaires et les industriels. Le directeur d’OP s’était occupé, toujours en termes ambigus et critiques, de beaucoup de choses : du scandale d’Italcasse, du krach de la société de Nino Rovelli, des affaires de Sindona jusqu’à celles d’Andreotti, des Brigades Rouges, de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro.
Le procès fut, et c’est peu dire, laborieux et contradictoire.
Une première enquête implique : Massimo Carminati, membre des Cellules Armées révolutionnaires [NDLR : les NAR de Fioravanti entre autres] et de la bande de la Magliana, Licio Gelli [NDLR = vénérable Maître de la loge maçonnique P2], Antonio Viezzer, Cristiano et Valerio Fioravanti, qui seront cependant acquittés en 1991 par le juge d’instruction Francesco Monastero. En 1993, coup de théâtre : le repenti Tommaso Buscetta, interrogé par les magistrats de Palerme, accuse Giulio Andreotti. Entrent également dans l’enquête Gaetano Bandalamenti et Giuseppe Calò. En août de la même année les déclarations des repentis de la bande de la Magliana, Vittorio Carnovale, Fabiola Moretti, Maurizio Abbatino, Antonio Mancini et Chiara Zossolo, impliquent le magistrat romain Claudio Vitalone alors en activité. Ils seront jugés non crédibles par la Cour.
Le procès commence à Perugia le 11 avril 1996. Paolo Nannarone préside la Cour d’assises. Il sera déclaré « incompatible ». Son remplaçant désigné est Giancarlo Orzella. Le 9 Septembre, Tommaso Buscetta confirme les accusations contre Andreotti : « Badalamenti et Stefano Bontade m’ont informé que l’assassinat de Pecorelli avait été exécuté par eux, sur demande des cousins Salvo et dans l’intérêt d’Andreotti. Selon Buscetta, Pecorelli était en mesure de publier des documents en rapport avec le cas Moro. Ces documents étaient en possession du général Carlo Alberto Dalla Chiesa. Le 10 septembre Buscetta retire en partie les déclarations du jour précédent.
Le 24 septembre 1999, après quatre jours de délibération de la chambre du conseil, la Cour d’assises acquitte tous les accusés.
Le 17 novembre 2002, la Cour d’appel de Pérugia acquitte tous les autres accusés, mais condamne à 24 ans de réclusion le sénateur à vie Giulio Andreotti et l’ex-boss mafieux Gaetano Badalamenti.
Le 30 octobre 2003, la Cassation annule, sans possibilité de nouveau procès, la sentence de la cours d’appel de Pérugia. Andreotti et Badalamenti sont complètement blanchis de l’accusation d’homicide de Mino Pecorelli. L’homicide Pecorelli reste sans coupable.
Mais qui était réellement Pecorelli ?
Carmine Pecorelli, dit Mino [NDLR = diminutif de Carmine], diplômé en droit, commence une carrière d’avocat. Il se spécialise en droit des faillites et devient le chef des relations presse du ministre Fiorentino Sullo. En octobre 1968, il fonde OP, Observatoire Politique International, en premier lieu agence de presse, puis revue.
Pour beaucoup, OP est juste une revue à scandales. Pour d’autres, au contraire, c’est un instrument de chantage et de manipulation du monde politique lié aux services secrets. L’unique certitude est que le directeur d’OP est lié à certains corps d’Etat. C’est Nicolas Falde, colonel du SID [NDLR =services secrets militaires de l’époque] de 1967 à 1969, qui le rapporte. La preuve en est également faite par ses liens avec Vito Miceli, chef des services secrets militaires de 1970 à 1974, et surtout avec le général Carlo Alberto Dalla Chiesa.
Cette tête chercheuse (OP) devient très vite connue : politiciens, dirigeants de services publics, militaires, agents secrets l’étudient pour analyser ce qui s’est passé ou pour prévoir ce qui se passera. Pecorelli, inscrit régulièrement à loge P2 de Licio Gelli, décrit avec force détails les programmes licites et illicites. Il anticipe les mouvements, explique les faits étranges, dévoile des plans, comprend les alliances et pressent les trahisons. Un style qui lui vaut de très fortes inimitiés.
Pour le ministre Alessandro Cannevale, « Pecorelli est le précurseur du journalisme agressif, impertinent. Par le biais des colonnes de son journal, celui-ci lançait des attaques qui touchaient un objectif précis, mais pas toujours clairement lisible par tous les lecteurs. Cependant toujours clair pour l’un d’entre eux : la cible à qui l’attaque était adressée. Cela pouvait changer soudainement et sans logique apparente : une personne qui était défendue et appréciée le jour “J” pouvait être attaquée avec violence dans le numéro suivant. Et vice versa. Ses révélations, souvent sous forme “d’épisodes”, tenaient en haleine les principaux intéressés : sa technique était de laisser supposer qu’il en savait plus, qu’il avait d’autres preuves. C’était un journaliste très curieux et très capable, mais plus dans l’extorsion d’information et sûrement moins dans l’extorsion d’argent. Avec les qualités et les défauts de tout être humain, il a été un journaliste passionné, adversaire de la gauche, mais pour autant sans indulgence pour ceux de son bord. Il y a peu de doute que la cause du délit trouve son origine dans l’activité professionnelle de Pecorelli et non dans sa vie privée ou dans des faits imprévus. »
Le directeur d’OP semblait avoir une mission : attaquer Giulio Andreotti. Avec un sarcasme féroce, le journaliste le critique pour ses rapports avec Salvo Lima et l’affuble de surnoms. Certains entreront dans le jargon journalistique commun : le divin Giulio, le parrain, jusqu’au dernier, la couleuvre. Parmi ses autres objectifs également liés au groupe du pouvoir de Giulio Andreotti se trouve Claudio Vitalone, avec lequel il semble avoir eu un contentieux personnel.
Romoldo Cardellini, rédacteur en chef d’OP raconte : « jusqu’en 1975 c’était Vito Miceli, chef du SID, qui envoyait ses notes vénimeuses contre Gianadelio Maletti, chef du Bureau D. Après son arrestation [NDLR = celle de Miceli], Mino Pecorelli nouera une amitié avec ce dernier. Ces généraux, pour un motif ou pour un autre, avaient tous un compte à régler avec Andreotti. Ils se sentaient tous utilisés et jetés comme une maîtresse trahie, et leur rage trouvait écho dans les entrefilets de Mino ».
Dans une interview publiée en Juin 1993 par le Corriere Della Sera et signé par Paolo Graldi, l’avocat Gianfranco Rosini révèle : « J’étais allé le voir quelques heures avant son assassinat. Mino m’avait confié que, pendant environ deux ans, il fut une sorte de secrétaire personnel d’Andreotti. » Il lui dit : « C’est un personnage ambigu cet Andreotti ». Il répondit : « Un des plus grands criminels de l’histoire. Je suis en train de préparer un fascicule extrêmement documenté qui révèlera qui est vraiment Andreotti ainsi que la nature et le nombre de ses crimes ».
Au matin du 20 mars, Pecorelli rencontre le ministre Luciano Infelici. Il lui révèle qu’il a entre les mains du matériel « explosif » sur le fils de Francesco Arcaini, directeur général d’Italcasse [NDLR = banque publique].
La Cour de cassation n’a pas partagé la ligne des juges de Perugia selon laquelle Andreotti avait favorisé, dans les années 1970, des financements de la société de Nino Rovelli. Financements de complaisance et à fonds perdus venant non seulement du ministère pour le développement du « Mezzogiorno » [NDLR = Italie du Sud] dirigé par lui-même, mais également de l’institut de crédit d’Italcasse qui fera ensuite faillite. En échange, il avait reçu de Rovell d’importants pots-de-vin par le biais de chèques au porteur adressés à des prête-noms. Ces ordres de crédit ont ensuite fini dans les mains de membres de la bande de la Magliana, boss mafieux liés à Tano Badalamenti… Pecorelli, avant sa mort, est sur le point de publier dans sa revue OP les photocopies des matrices des chèques dans une chronique dont le titre aurait été « Les chèques du président ». Il n’en aura jamais le temps.
Pecorelli est un homme seul. Sa sœur, Rosita, se souvient de leur dernière rencontre. « Un mois avant d’être assassiné, il me pria d’aller chez lui. Il était lessivé. Il me dit qu’il n’avait plus de famille, qu’il faisait tout en solitaire, que le mal de tête le torturait. Il pleurait comme un enfant. Il m’a également semblé terrifié ».
En mars 1978, OP devient un hebdomadaire. Pecorelli annonce que le 15 Mars 1978 il arrivera quelque chose de très grave en Italie. Il se trompe d’un jour. Le 16 mars, Moro est enlevé et son escorte exécutée. Par la suite on apprendra que les BR avaient initialement décidé d’enlever Moro le 15 Mars. Le journal publie trois lettres inédites du leader de la Démocratie Chrétienne, expédiées à la famille et aux amis. Pecorelli prophétise également la mort du général Dalla Chiesa. Selon Pecorelli, durant l’enlèvement de Moro, Dalla Chiesa avait informé le ministre de l’intérieur Cossiga que les caches de Moro étaient au nombre de deux. Mais Cossiga n’avait rien pu faire. Le Général Amen soutiendra Pecorelli en 1978. Par la suite il sera tué.
Le journaliste enquête sur les secrets du délit Moro. En janvier 1979, il se rend à la prison de Cuneo avec Dalla Chiesa. Ils sont à la recherche du mémorial Moro. Il est tout près de la découverte d’inquiétantes vérités. Il craint pour sa propre vie. Il est menacé. Dans le journal parait une note « Pour le futur » : « Nos lecteurs et ceux qui nous estiment sauront reconnaître immédiatement la main qui a armé ceux qui voudront toucher seulement à un de nos cheveux ».
Une chose est sûre. Pecorelli sait beaucoup de choses sur le cas Moro. De son journal, il lance des messages ambigus. Dans les numéros 27, 28, 29 d’OP, en octobre 1978, le journaliste écrit : « je ne crois pas à l’authenticité du mémorial, ni à son intégrité, ou aux banalités qui ont été portées au grand jour. Moro ne peut avoir dit ces choses, en tous cas pas uniquement ces choses archi-connues ; il n’était pas idiot, en disant uniquement ces choses-là, il savait qu’il ne sortirait pas vivant de sa prison. Il y a donc autre chose. Au moins, nous savons maintenant qu’il y a de faux mémoriaux et de vrais mémoriaux. Celui qui circule est, en plus, mal ficelé. Mais avec l’utilisation politique qui sera faite du vrai, et avec la récupération de certaines bandes magnétiques dans lesquelles Moro parle de vive voix, le jeu de massacre sera ouvert. Les chantages commenceront. »
Avec le matériel récupéré à ce jour, la bombe Moro n’a pas explosé comme beaucoup pouvaient s’y attendre. Giulio Andreotti est un homme extrêmement chanceux.
En janvier 1979, Pecorelli annonce de nouvelles révélations sur le cas Moro : « Nous reparlerons du fourgon, des pilotes, du jeune homme avec le blouson bleu vu Via Fani, de la pellicule photo, du garage complaisant qui a gardé des voitures qui ont servi à l’opération, du prêtre contacté par les BR, du passage à niveau du centre de Rome, des tractations entreprises… ». Cela reste une annonce : le 20 mars 1979 , le directeur d’OP est assassiné.

Traduction de l'italien par Guillaume Origoni, revue et corrigée par nos soins.