mercredi 23 septembre 2009

De l'Espagne VIII


« De temps en temps la police fait assassiner par ses agents les plus dangereux et les plus connus de ces misérables dans des querelles de cabaret, provoquées à dessein, et cette justice, bien qu'un peu sommaire et barbare, est la seule praticable, vu l'absence de preuves et de témoins, et la difficulté de s'emparer des coupables dans un pays où il faudrait une armée pour arrêter chaque homme, et où la contre-police est faite avec tant d'intelligence et de passion par un peuple qui n'a guère sur le tien et le mien des idées plus avancées que les bédouins d'Afrique. »
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

De l'Espagne VII


« Les bandits y passent facilement pour des héros... surtout dans les contrées du Midi, où l'imagination est si impressionnable; le mépris de la mort, l'audace, le sang-froid, la détermination prompte et hardie, l'adresse et la force, cette espèce de grandeur qui s'attache à l'homme en révolte contre la société, toutes ces qualités, qui agissent si puissamment sur les esprits encore peu civilisés, ne sont-elles pas celles qui font les grands caractères, et le peuple a-t-il si tort de les admirer chez ces natures énergiques, bien que l'emploi en soit condamnable ? »
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

De l'Espagne VI


« C'est en voyage que les Espagnols reprennent leur antique originalité, et se dépouillent de toute imitation étrangère; le caractère national reparaît tout entier dans ces convois à travers les montagnes qui ne doivent pas beaucoup différer des caravanes dans le désert. L'âpreté des routes à peine tracées, la sauvagerie grandiose des sites, le costume pittoresque des “arrieros”, les harnais bizarres des mules, des chevaux et des ânes marchant par files, tout cela vous transporte à mille lieux de la civilisation. Le voyage devient alors une chose réelle, une action à laquelle vous participez. Dans une diligence, l'on n'est plus un homme, l'on n'est qu'un objet inerte, un ballot; vous ne différez pas beaucoup de votre malle. On vous jette d'un endroit à un autre, voilà tout. Autant vaut rester chez soi. Ce qui constitue le plaisir du voyageur, c'est l'obstacle, la fatigue, le péril même. Quel agrément peut avoir une excursion où l'on est toujours sûr d'arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi ? Un des grands malheurs de la vie moderne, c'est le manque d'imprévu, l'absence d'aventures. Tout est si bien réglé, si bien engrené, si bien étiqueté, que le hasard n'est plus possible; encore un siècle de perfectionnement, et chacun pourra prévoir, à partir du jour de sa naissance, ce qui lui arrivera jusqu'à sa mort. La volonté humaine sera complètement annihilée. Plus de crimes, plus de vertus, plus de physionomies, plus d'originalités. Il deviendra impossible de distinguer un Russe d'un Espagnol, un Anglais d'un Chinois, un Français d'un Américain. L'on ne pourra plus même se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui s'emparera de l'univers, et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint : la curiosité. »
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

mardi 22 septembre 2009

De l'Espagne V


« Chacun est occupé consciencieusement à ne rien faire : la galanterie, la cigarette, la fabrication des quatrains et des octaves, et surtout les cartes, suffisent à remplir agréablement l'existence. On ne voit pas là cette inquiétude furieuse, ce besoin d'agir et de changer de place, qui tourmentent les gens du Nord. Les Espagnols m'ont paru très philosophes : ils n'attachent presque aucune importance à la vie matérielle, et le confort leur est tout à fait indifférent. Les mille besoins factices créés par les civilisations septentrionales leur semblent des recherches puériles et gênantes.... Les Espagnols ne conçoivent pas que l'on travaille d'abord pour se reposer ensuite. Ils aiment beaucoup mieux faire l'inverse, ce qui me paraît effectivement plus sage... En général, le travail paraît aux Espagnols une chose humiliante et indigne d'un homme libre, idée très naturelle et très raisonnable, à mon avis, puisque Dieu, voulant punir l'homme de sa désobéissance, n'a pas su trouver de plus grand supplice à lui infliger que de gagner son pain à la sueur de son front. Des plaisirs conquis comme les nôtres à force de peines, de fatigues, de tension d'esprit et d'assiduité, leur sembleraient payés beaucoup trop cher. Comme les peuples simples et rapprochés de l'état de nature, ils ont une rectitude de jugement qui leur fait mépriser les jouissances de convention. Pour quelqu'un qui arrive de Paris ou de Londres, ces deux tourbillons d'activité dévorante, d'existences fiévreuses et surexcitées, c'est un spectacle singulier que la vie que l'on mène à Grenade, ville de loisir, remplie par la conversation, la sieste, la promenade, la musique et la danse. On est surpris de voir le calme heureux de ces figures, la dignité tranquille de ces physionomies. Personne n'a cet air affairé qu'on remarque aux passants dans les rues de Paris. Chacun va tout à son aise, choisissant le côté de l'ombre, s'arrêtant pour causer avec ses amis et ne trahissant aucune hâte d'arriver. La certitude de ne pouvoir gagner d'argent éteint toute ambition... Convaincus de l'inutilité de leurs efforts, ils ne cherchent pas à tenter des fortunes impossibles, et passent leur temps dans une oisiveté charmante que favorisent la beauté et l'ardeur du climat.»
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

De l'Espagne IV


« Nous sommes de ceux... qui estiment la civilisation elle-même quelque chose de peu désirable. C'est un spectacle douloureux pour le poète, l'artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l'uniformité la plus désespérante envahir l'univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c'est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. »
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

De l'Espagne III


« Telle est l'idée qui les préoccupe : ils ont peur de passer pour barbares, pour arriérés, et, lorsque l'on vante la beauté sauvage de leur pays, ils s'excusent humblement de n'avoir pas encore de chemins de fer et de manquer d'usines à vapeur. »
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

De l'Espagne II




« Cette terreur des brigands doit être exagérée, car, dans un très long pèlerinage à travers les provinces réputées les plus dangereuses, nous n'avons jamais rien vu qui pût justifier cette panique. Néanmoins, cette crainte ajoute beaucoup au plaisir, elle vous tient en éveil et vous préserve de l'ennui : vous faites une action héroïque, vous déployez une valeur surhumaine; l'air inquiet et effrayé de ceux qui restent vous rehausse à vos propres yeux. Une course en diligence, la chose la plus vulgaire qui soit au monde, devient une aventure, une expédition; vous partez, il est vrai, mais vous n'êtes pas sûr d'arriver ou de revenir. C'est quelque chose dans une civilisation si avancée que celle des temps modernes, en cette prosaïque et malencontreuse année 1840. »
Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

lundi 21 septembre 2009

De l'Espagne I


« Comment ferez-vous pour parler de l'Espagne quand vous y serez allé? »
Henri Heine à Théophile Gautier.

mardi 15 septembre 2009

Prolégomènes


« Avant d’attaquer un abus, il faut voir si on peut ruiner ses fondements. »
Vauvenargues, Maximes et Réflexions.

dimanche 13 septembre 2009

Notes sur un Manifeste




Au mois de février dernier paraissait, aux Editions du passager clandestin [1], Ne sauvons pas le système qui nous broie ! Manifeste pour une désobéissance générale, « rédigé par le Sous-Comité décentralisé des gardes-barrières en alternance. » La quatrième de couverture précise les intentions des auteurs : « Au moment où la perspective de l’implosion du système capitaliste devient enfin plausible, il s’agit d’accompagner son effondrement et de s’organiser en “communes” qui privilégient l’être à l’avoir – parce qu’il n’y a plus rien à attendre de l’Etat – et offrent la possibilité à chacun d’entre nous d’accéder librement – en limitant dans la mesure du possible les échanges d’argent – à la nourriture, à un logement, à l’éducation, et à une activité choisie. » Partant d’un constat non seulement « enfin plausible » mais déjà largement détaillé et analysé par divers auteurs critiques, le renversement de perspective prôné par ce Manifeste possède un air de famille avec les thèses du dernier best-seller contestataire, L’Insurrection qui vient (en particulier sur le thème des « communes »). Toutefois, il s’en distingue, comme nous allons le voir, par le recyclage inattendu de quelques vieilleries, dont on pouvait penser que Mai 68 et ses suites avaient consacré la faillite définitive.
Si l'heureux choix d’une ou de plusieurs épigraphes constitue l’une des réussites d’un bon livre, rien n’est de plus mauvais augure qu’une épigraphe malheureuse, et a fortiori deux [2]. Celles qui ouvrent le Manifeste pour une désobéissance générale sont empruntées à Vaneigem [3] et aux Tupamaros [4]. La citation du prolifique auteur du Livre des plaisirs est une auto-parodie du style incantatoire qui est devenu sa marque de fabrique depuis quarante ans. Il déplore que « la plupart continuent de se lamenter plutôt que de mettre en place une société où la solidarité et le bien commun seraient restaurés », de la même façon qu’en prêcheur radical, promettant des lendemains qui chantent sans fatigue, il réclamait jadis les Conseils Ouvriers sinon rien. Par quel travail historique précis, en affrontant quels obstacles, un tel but pourrait commencé d’être approché, on n’en saura rien, comme d’habitude, sous une telle plume. Bagatelles pour un penseur de cette envergure ! De même, à Oaxaca, bien que « le mouvement des barricadiers, des libertaires et des communautés indiennes » ait été vaincu, « les choses sont claires et quand le combat reprendra, il sera sans crainte et sans ambiguïté. » Dans ces conditions, on se demande bien pourquoi celui-ci ne reprend pas aussitôt pour en finir sur le champ avec toutes les aliénations. Ce vaneigemisme traverse tout le Manifeste. Un exemple-type est fourni par la banalité de base suivante : « S’il fallait tout bêtement détruire ce système fondé sur la propriété, l’exploitation du travail et la valeur de l’argent que nous avons construit pour retrouver l’usage de notre intelligence humaine ? » Pourtant, cette conclusion est d’autant plus inattendue qu’elle suit à la lettre une observation lucide sur l’état de délabrement des consciences qui compromet quelque peu les chances de retrouver « l’usage de l’intelligence » : « Certains diront que le tableau est bien noir et qu’il existe des contre-pouvoirs, que l’on peut “faire confiance” à nos concitoyens pour s’opposer, résister et rejeter ce qui ne va pas dans ce système. Mais n’est-ce pas là une croyance simpliste et qui ne repose sur aucune analyse ? Car, faire confiance a priori à nos qualités humaines, alors que celles-ci sont sans cesse dévalorisées par une éducation saccagée, un travail dégradé et le formatage abrutissant de médias avides de vendre leurs produits, est de plus en plus difficile – c’est d’ailleurs une des clés de la réussite du système qui nous oppresse. » Par quel coup de baguette dialectique l’humanité passera soudain de l’aliénation totalitaire à la désaliénation totale, le mystère reste entier. En tout état de cause, ce que chacun peut observer est en effet que « le système n’est pas en train de s’effondrer du fait de notre contestation ou de quelque cause qui lui soit externe. Ce que nous vivons en 2009 est l’effondrement du système sous le poids de ses propres contradictions. » Dès lors on ne comprend pas pourquoi un hypothétique mouvement de contestation de quelque ampleur devrait « œuvrer à l’effondrement rapide du système ». Celui-ci s’en charge tout seul. Même si aujourd’hui un tel souhait est bien compréhensible, il n’y a pas lieu non plus de s’en réjouir avec impatience (« Il est temps, aujourd’hui, que “nos” dirigeants soient balayés par la tempête qu’ils annoncent »). Une tempête – chaque ouragan est là pour nous le rappeler – balaye aussi et d’abord les dirigés, à commencer par les plus pauvres.
Quant à la citation des Tupamaros, il ne semble pas avoir effleuré l’esprit des auteurs qu’elle entre en contradiction avec celle de Vaneigem. Pour celui-ci, « le mouvement des barricadiers, des libertaires et des communautés indiennes s’est débarrassé des ordures gauchistes – lénino-trotskystes-maoïstes – qui prétendaient récupérer le mouvement. » Or le mouvement des Tupamaros était précisément composé d’ « ordures » de cet acabit, sa direction bureaucratique comprenant un bon nombre de castristes et de maoïstes. Le mot d’ordre idéologique des Tupamaros (« Les mots nous divisent, les actes nous unissent ») exclut la nécessité pour tout mouvement social autonome de chasser les bureaucrates de ses luttes. Cette contradiction initiale (agir sans et contre les bureaucrates ou périr avec eux) trouve sa conclusion logique dans l’appel à saisir « toutes les occasions pour construire l’outil dont nous avons besoin pour mener nos actions. Parti pour certains, syndicat, coordination ou organisation révolutionnaire pour d’autres, peu importe, si les moyens mis en œuvre, la démocratie directe, la libre association et le partage des richesses, abolissent le système capitaliste que le pouvoir en place tente aujourd’hui de sauver en renflouant les banques et en imposant partout où il le peut une dictature policière et militaire. » Sans même parler des fins poursuivies (De quelles richesses parle-t-on ici ? Veut-on évoquer les mauvais produits du travail aliéné ?), les moyens importent toujours dans cette sorte de guerre. Aucun parti ni aucun syndicat ne peuvent en tout cas servir à mettre en œuvre la « démocratie directe » ou la « libre association », voilà ce qu’un siècle de contre-révolution bureaucratique et de syndicalisme réformiste devrait permettre de tenir pour définitivement acquis. Sans doute, diverses organisations, comme le NPA, travaillent à leur réhabilitation en se donnant une façade plus démocratique, mais un tel toilettage n’est guère plus qu’un habillage marketing appelé à décevoir encore. Les « individus et les groupes sociaux [qui] chercheront à sortir du système » et tous ceux qui sont engagés dans « l’extension de la désobéissance généralisée » gagneraient à s’en souvenir.

[1] On doit à cet éditeur quelques rééditions comme Evolution et Révolution d’Elisée Reclus (présenté par Olivier Besancenot) ou encore La Désobéissance civile de Thoreau (présenté par Noël Mamère). Label rouge ou vert, les produits culturels recyclés par le passager clandestin sont garantis avec additifs et colorants.
[2] Le Sous-Comité des gardes-barrières semble d’ailleurs avoir une connaissance parfois vague des auteurs qu’il cite. C’est ainsi que Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable est étourdiment attribué, contre toute vraisemblance, à Jorge [sic] Semprun et René Riesel… A moins que dans son souci œcuménique (« nous réunir dans une action contre un ennemi commun »), il n’ait pas semblé invraisemblable à ce Sous-Comité qu’un ex-stalinien et un ex-enragé aient pu faire cause commune ?
[3] « Aujourd’hui, c’est l’empire des multinationales qui implose sous nos yeux, et la plupart continuent à se lamenter plutôt que de mettre en place une société où la solidarité et le bien commun seraient restaurés. Il s’agit de rompre avec un système qui nous détruit et de bâtir des collectivités et un environnement où il nous sera donné de commencer à vivre. […] En dépit de la répression meurtrière, des exactions et des tortures, la résistance n’a pas cessé à Oaxaca. Le feu est entretenu sous la cendre. Le mouvement des barricadiers, des libertaires et des communautés indiennes s’est débarrassé des ordures gauchistes – lénino-trotskysto-maoïstes – qui prétendaient récupérer le mouvement. Les choses sont claires et quand le combat reprendra, il sera sans crainte et sans ambiguïté. En revanche, en Europe, où l’on ne fusille plus personne, ce qui domine c’est la peur et la servitude volontaire. Le système financier s’écroule et les gens sont encore prêts à payer leurs impôts pour renflouer les caisses vidées par les escrocs qu’ils ont portés à la tête des Etats. Ici, à la différence d’Oaxaca, les citoyens élisent le boucher qui les conduira à l’abattoir. » Raoul Vaneigem, octobre 2008.
[4] « Les mots nous divisent, les actes nous unissent. » Tupamaros (Uruguay).